Maintenant je voudrais passer au coup de cœur que j’ai ces dernières semaines pour LE SUCRE de Jacques Rouffio que vient de ressortir la Gaumont. Je l’avais beaucoup aimé lors de sa sortie mais là, je l’ai trouvé encore plus fort, plus décapant, plus inspiré, plus actuel. C’est un des grands chef d’œuvres des années 7O, qui anticipe avec une lucidité farceuse sur la crise financière qu’on va vivre 27 ans après. Tous les mécanismes y sont pointés, montrés, analysés avec une intelligence diabolique dans le scénario balzacien de Georges Conchon : les décideurs qui veulent faire monter les cours (Grezillo dont Michel Piccoli donne une vision dantesque, épique, terrible), les spéculateurs, la nullité des contrôles, des politiques qui n’y comprennent rien, les banques qui se compromettent et se tournent vers l’Etat pour se faire renflouer. Oui, tout y est et le SUCRE est meilleur compagnon d’INSIDE JOB. Qu’on ne croie pas Rouffio et Conchon cyniques. Même s’ils découpent certains personnages au scalpel (le ministre joué par Jean Champion qui préfère partir en vacances – cela ne vous dit pas quelque chose ? Roger Hanin qui parle pour la première fois avec l’accent pied noir et qui est magistral), leur regard n’est jamais exempt de chaleur, voire de tendresse. La manière dont évoluent les rapports entre Carmet et Depardieu, tous deux absolument géniaux, fait preuve d’une vraie générosité. Balzac, on est chez Balzac comme le note bien Xavier Giannoli dont les interventions dans le bonus sont remarquables. Et quel dialogue, quelle invention. Je comprends que des amateurs le connaissent par cœur. Le « Phénomène mondial » de Depardieu peut figurer dans toutes les anthologies et il y en d’autre : le repas de Claude Pieplu, la crise d’ébriété de Carmet, le « j’ai justement quelques lettres sur moi ». J’attends avec impatience 7 MORTS SUR ORDONNANCE et l’HORIZON (magnifique film), les deux autres volets de cette trilogie Rouffio Conchon qui n’est placée à sa juste hauteur.
Plus près de nous, je voudrais dire tout le plaisir, toute l’émotion que j’ai prise à WHITE MATERIAL, œuvre incisive, forte tant dans son appréhension du décor, de l’atmosphère (qualités toujours présentes chez Claire Denis) que des sentiments, des personnages. L’entêtement, l’obstination d’Isabelle Huppert, son désir de défendre sa plantation, sont beaucoup plus ressentis, organiquement violents que dans BARRAGE CONTRE LE PACIFIQUE. Le film de Claire Denis semble plus fidèle, plus proche de Duras. Elle se refuse à clarifier une situation complexe, mouvante, nous fait partager physiquement l’incapacité ou l’impossibilité qu’ont les personnages à comprendre vraiment la situation, à la jauger, à la maitriser. Ils marchent sur des sables mouvants et on se sent comme eux, déboussolés, sans repères, perdus.
Commençons par deux films, introuvables jusqu’ici et que René Château vient de sortir, hélas en VF. Mais mieux vaut voir en VF ces deux Vittorio Cottafavi que de ne pas les voir du tout. Il s’agit de FILLE D’AMOUR, l’une de ses plus éclatantes réussites.
Deux films américains peu courants et magnifiques : THE STRANGE LOVE OF MOLLY LOUVAIN de Michael Curtiz et THE LAST FLIGHT de William Dieterle. Le premier est un mélodrame criminel ultra brillant, dirigé avec un sens du rythme époustouflant. Certaines situations sociales brulantes (le décor d’ON ACHEVE BIEN LES CHEVAUX) sont traitées en trois plans. Quelques travellings, quelques plans de plaque de voiture évoquent un destin qui bascule dans la délinquance. Cette rapidité s’accorde avec la dureté, le cynisme du ton : Ann Dvorak passe de l’état de fiancée à celle de mère de famille obligée de placer son enfant. Toute la fin du film est filmée avec une invention stupéfiante et Sirk n’a jamais fait mieux que le moment où l’héroïne découvre le double jeu de Lee Tracy.
THE LAST FLIGHT est le film qui évoque le mieux Scott Fitzgerald. Lisez le beau roman de John Monk Saunders d’où il est tiré. Dans cette chronique désenchantée où des pilotes américains, tous amoureux de la même femme, passent d’une fête à l’autre et meurent l’un après l’autre, on trouve des moments bouleversants, comme cette scène au Père Lachaise où l’on évoque Héloïse et Abélard. C’est dans THE LAST FLIGHT qu’on trouve cette phrase célèbre : « it seemed like a good idea at the time. »
Autre film britannique que j’aurais dû signaler : MORGAN, A SUITABLE CASE FOR TREATMENT, magnifique film de Karel Reisz que je ne me lasse pas de redécouvrir. Les séquences sur la tombe de Karl Marx sont anthologiques. Brillant dialogue de David Mercer.
THE WORLD TEN TIMES OVER, écrit et réalisé avec quelques éclairs de style par Wolf Rilla (le réalisateur du VILLAGE DES DAMNÉS que je trouve surestimé qui devint hôtelier et restaurateur dans le sud est de la France) évoque la destinée de deux prostituées que le film rebaptise pudiquement « hôtesses ».Le film fut pourtant interdit aux mineurs, ramené à moins de 12 ans maintenant. Il est pourtant fort chaste et les deux actrices ne sont pas du tout déshabillées. June Ritchie s’en sort le moins bien avec un personnage assez exaspérant et écrit de manière monocorde. La gracieuse Sylvia Syms est meilleure et les scènes où elle affronte son père qui refuse de voir, de comprendre son activité sont parmi les plus réussies. A commencer par cette déambulation nocturne dans Soho de William Hartnell au milieu des enseignes, des néons publicisant de multiples offres sexuelles. La séquence a peu d’équivalents dans le cinéma britannique de l’époque (1963). La variété et l’importance des extérieurs fait d’ailleurs le principal intérêt de cette œuvre.