CINÉMA FRANÇAIS
Commençons par CÉLINE de Jean-Claude Brisseau qui, de nouveau, m’a procuré une immense émotion, de par son ton insolite, la manière dont l’histoire est racontée. Cette irruption du fantastique dans un quotidien quasi-bressonien ne ressemble à rien de ce qui se faisait à l’époque (et encore aujourd’hui). Le style des dialogues, la diction, les brusques ellipses vous entraînent peu à peu dans un monde insolite, décalé où l’on perd ses repères. Je ne serai pas fichu de vous dire si Isabelle Pasco joue bien ou mal contrairement à Lisa Heredia qui est épatante comme toujours. On est ailleurs et la grâce peu à peu envahit l’œuvre, comme à son insu.
Et signalons la sortie si souvent réclamée en DVD d’ANGÈLE et de REGAIN, ces deux chefs d’œuvre. Editions chères, hélas, mais Nicolas Pagnol me dit que la Région ne l’aide pas et que ces films ne sont plus achetés, en dehors d’Arte, par le service public.
LIVRES
ROLAND BARTHES – GROTESQUE DE NOTRE TEMPS, GROTESQUE DE TOUS LES TEMPS (Kimé) est un pamphlet réjouissant qui démonte avec méticulosité les revirements, simplifications, les absurdités pompeuses et jargonnantes auxquelles Barthes s’adonna après MYTHOLOGIES qui était un beau livre, tout comme FRAGMENT D’UN DISCOURS AMOUREUX. J’ai aussi aimé certains articles de THEATRE POPULAIRE. Mais son livre sur Racine fut impitoyablement démonté par Picard et à nouveau ici par Pommier qui montre que Barthes omet les quatre vers qui contrediraient ses oiseuses analyses. C’est une lecture revigorante où Pommier montre que Barthes après avoir décrété la mort de l’auteur (ce qui entraîna de multiples déclinaisons chez ses disciples, notamment dans la critique de cinéma), le fait renaître (« un auteur c’est une suite d’amabilités discontinues », définition aussi ébouriffante qu’un « scénario, c’est une suite de dispatchings syntagmatiques ») puis déclare que l’auteur au cinéma, c’est le metteur en scène. Ce pamphlet sans doute injuste et peu politiquement correct mais gondolant par l’auteur d’ASSEZ DÉCODÉ, jette une lumière lucide sur certains propos de Barthes sur Sade qui feraient rugir les féministes et le mouvement #MeToo.
Un petit extrait de sa destruction du SUR RACINE de Barthes : « Qu’on l’admire ou qu’on ne l’admire pas, il est difficile d’écrire sur Roland Barthes. Si on l’admire, on ne sait pas trop que dire et, si on ne l’admire pas, on n’a que trop à dire. On ne peut, en effet, l’admirer qu’à la condition de ne jamais s’interroger, de ne jamais se demander ce qu’il a vraiment voulu dire, et encore bien moins s’il a eu raison de le dire.
Quand on commence, en revanche, à lire Roland Barthes d’un œil critique, quand on entreprend de relever toutes les contradictions que l’on rencontre dans ses écrits, de réfuter toutes les contrevérités qu’on y trouve, d’en sonder toutes les sottises, très vite on ne sait plus où donner de la tête. Qui voudrait vraiment passer au crible toutes les fariboles que Roland Barthes a débitées, risquerait fort d’y consacrer une bonne partie de son existence. Si grand que fût mon désir de mettre à nu l’étonnante nullité intellectuelle de celui qui passe pour l’une des principales lumières de notre temps, je ne me suis pas senti le courage de me lancer dans une aussi longue et fastidieuse entreprise. Il me restait donc à choisir entre deux méthodes opposées : ou bien survoler rapidement l’ensemble des écrits de Roland Barthes, en faisant un sort aux sornettes les plus notables, et proposer ainsi aux lecteurs une espèce de florilège de la faribole barthésienne; ou bien, au contraire, s’en tenir à un seul ouvrage et le soumettre à un examen aussi serré, aussi minutieux et aussi exhaustif que possible. Chacune de ces deux méthodes a, bien sûr, ses avantages et ses inconvénients. La première méthode est, sans doute plus facile et, surtout, plus divertissante. Dans la mesure où elle donne une beaucoup plus grande possibilité de choix, elle permet de ne retenir que les sottises les plus ridicules, que les foutaises les plus grotesques, et il y a assurément de quoi constituer, avec tous les écrits de Roland Barthes, une anthologie de balivernes tout à fait désopilante. Mais, bien qu’on ait logiquement toutes les raisons de ne plus faire crédit à un auteur chez qui ont été relevées un nombre important d’âneries monumentales, cette méthode, qui est celle du pamphlet, ne convainc, d’ordinaire, que ceux qui sont déjà convaincus. Les autres, surtout s’ils sont des admirateurs de cet auteur, resteront le plus souvent persuadés qu’on a fait preuve à son égard d’une insigne mauvaise foi et qu’on n’a jamais cherché vraiment à comprendre sa démarche et à entrer dans sa pensée. Si l’on veut essayer de les convaincre, il vaut donc mieux adopter la seconde méthode et choisir de n’étudier qu’un seul livre, afin de pouvoir le faire de la manière la plus patiente et la plus attentive, en s’efforçant de suivre pas à pas la démarche de l’auteur. C’est pourquoi, malgré l’envie que j’ai eue parfois de suivre la première méthode, j’ai finalement décidé de m’en tenir à la seconde et de n’étudier, en essayant de le passer au crible, que le Sur Racine.
Si j’ai choisi le Sur Racine plutôt qu’un autre livre de Roland Barthes, c’est, outre des raisons d’ordre personnel et professionnel, parce que, de tous les livres de Roland Barthes, il est celui qui, par ses ambitions, ressemble le plus à un livre de critique universitaire. De ce fait, il est aussi, sans doute, celui qui permet le mieux de mesurer à quel degré, tout à fait extraordinaire pour qui prend la peine d’y regarder de près, son auteur est dépourvu de toutes les qualités logiques les plus élémentaires. Faute de nous apprendre quoi que ce soit sur la tragédie racinienne, le Sur Racine nous apporte d’innombrables et d’inappréciables renseignements sur les très étranges démarches de la pensée barthésienne, c’est-à-dire d’une pensée dont le principal caractère est que tous les mécanismes de contrôle semblent totalement abolis et qui va continuellement de contradiction en contradiction et d’absurdité en absurdité, sans jamais s’en apercevoir. »
POUR L’AMOUR DES LIVRES de Michel Le Bris (qui me conseilla le texte de Pommier) est une vibrante défense de la lecture. Le Bris évoque avec chaleur ses découvertes depuis l’enfance et j’ai retrouvé bien des noms et des titres, Jules Verne, Stevenson, James Oliver Curwood, ce pilier de la Bibliothèque Verte, par exemple et ses CHASSEURS DE LOUPS et autres CHASSEURS D’OR sans oublier le GRIZZLY. Je ne savais pas que nous dévorions un auteur écologique qui influença Hugo Pratt et fut réhabilité par Francis Lacassin dans un volume de la collection Bouquins. Il y a des pages fastueuses dans ce livre à la gloire des auteurs – l’éblouissement ressenti devant LA GUERRE DU FEU qui m’a donné envie de relire ce roman – et des citations magistrales – « Toute vocation commence par l’admiration » (Michel Tournier) – à commencer par celle-ci, percutante : « Les méchants envient et haïssent : c’est leur manière d’admirer. » (VICTOR HUGO). J’adore les chapitres sur les bibliothèques : les paragraphes sur le mauvais accueil à la Bibliothèque Nationale sont hilarants et la perplexité de Le Bris partagée par Alberto Manguel nous vaut cette remarque : « Les bibliothèques rendent fous à commencer, parfois, par les bibliothécaires. » Ne pas manquer ce livre.
Et enfin, pour compléter cette trilogie, LA LITTÉRATURE EN PÉRIL, petit opuscule brillant et incisif de Tzvetan Todorov qui revient sur les ravages provoqués par le structuralisme (dont il épousa un moment les combats avant de s’en dissocier) notamment en détournant ce que devrait être l’enseignement de la littérature. « On n’apprend plus de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques… Non seulement on étudie mal le sens d’un texte si l’on s’en tient à une stricte approche interne, alors que les œuvres existent toujours au sein d’un contexte et en dialogue avec lui ; non seulement les moyens ne doivent pas devenir fin, ni la technique nous faire oublier la finalité de l’exercice… Autrement dit, on représente désormais l’œuvre littéraire comme un objet langagier clos, autosuffisant, absolu. En 2006, à l’université française, ces généralités abusives sont toujours présentées comme des postulats sacrés. Sans surprise, les élèves du lycée apprennent le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux. » Voilà qui peut s’appliquer à la critique de cinéma.
Les POLAROÏDS d’Eric Neuhoff (Editions du Rocher) sont une collection de petits textes incisifs, mordants. Des croquis finement écrits où l’influence des hussards, de Nimier, revendiquée jusque dans les allusions littéraire se teinte de mélancolie et où apparaissent des actrices comme Jean Seberg. Plusieurs de ces nouvelles sont poignantes jusque dans leur légèreté.
Philippe Roger qui aime tant Grémillon et Ophuls vient d’écrire le remarquable L’ATTRAIT DU PIANO consacré à la place du piano dans l’œuvre de certains metteurs en scène (Ophuls, Sirk, Grémillon, Borzage, Hitchcock), le choix, parfois récurrent, des morceaux qu’ils utilisent, airs classiques ou chansons populaires. Roger pointe la fascination de ces réalisateurs pour certains thèmes qu’il a tous identifiés, ce qui sera précieux pour nombre des habitués de ce blog. L’analyse d’une longue séquence de CINQUIÈME COLONNE et la manière dont le piano nous révèle un Hitchcock inattendu est un des exemples les plus réussis de cette approche très originale.
AU BONHEUR DES FAUTES (Points) par Muriel Gilbert est un petit ouvrage extrêmement amusant écrit par une correctrice. On y découvre que « ressasser » est le plus long palindrome de la langue française (autre exemple : élu par cette crapule), que « oiseaux » est le seul mot qui contienne toutes les voyelles et dont on ne prononce aucune lettre, que le plus célèbre pangramme (phrase qui utilise toutes les lettres de l’alphabet ) est « portez ce vieux whisky au juge blond qui fume », que la manière d’écrire « chef-d’œuvre » au pluriel a changé 6 fois entre 1694 et 1835 et surtout que l’accent sur la cime est tombé dans l’abîme, moyen mnémotechnique pour savoir où placer l’accent circonflexe.
Et je rappelle la parution chez Actes Sud de LUNE PÂLE de W.R. Burnett qui suit LE VENT DE LA PLAINE d’Alan Le May. Aucune réaction sur ces deux magnifiques romans, dont l’un donna lieu à un grand film de John Huston.
MICHEL LEGRAND
L’incontournable, l’indispensable Stéphane Lerouge vient de compiler un coffret fabuleux de 20 CD consacré à Michel Legrand où j’ai pu retrouver ses incursions dans le jazz avec Miles Davis, ses albums avec Stan Getz, Phil Woods, Stéphane Grappelli (une découverte), ses musiques de films pour Demy, Rappeneau, Delon (y compris la partition rejetée du CERCLE ROUGE), ses chansons interprétées par des artistes français – de Claude Nougaro à Nathalie Dessay en passant par Christiane Legrand – et américains, de Streisand à Louis Armstrong. J’ai enfin pu entendre MONTE CRISTO drame musical d’après Dumas écrit par Jean Cosmos (lyrics d’Eddy Marnay), la musique sublime du MESSAGER et mille curiosités. Des heures de délice.
ITALIE
Il faut saluer très fort TF1 qui vient de faire ressortir dans des copies sublimes plusieurs films très importants, à commencer par ce chef d’œuvre qu’est LES CAMARADES de Mario Monicelli. Cette fresque bouleversante retrace l’histoire d’une grève à Turin en 1905 dans une fabrique textile où l’on travaille 14 heures par jour, où les accidents ne sont jamais pris en charge, grève qui se heurte à la dureté d’une direction âpre au gain, arc-boutée sur ses privilèges, sûre de ses droits. On voit bien là que le marché ne s’auto-régule pas et que si on n’impose pas des limites aux possédants, ils vous écraseront encore plus. Comme l’écrit le programme du Festival Lumière de Lyon : « Filmant en noir & blanc comme pour mieux rendre compte d’une époque passée, Mario Monicelli dépeint justement la vie quotidienne des ouvriers, leurs conditions de travail et de vie. Les décors, costumes et faits historiques sont reconstitués de façon exemplaire. Le cinéaste emploie un langage hors du temps, non daté, et analyse une période charnière de l’évolution sociale, rendant hommage aux premiers mouvements sociaux et aux intellectuels socialistes.
Le véritable sujet, universel, est l’éveil de la conscience de classe, et c’est en cela que, même si le film se déroule au tout début du XXe, LES CAMARADES est contemporain. « Ce que je voulais dire, c’est que, comme celles d’aujourd’hui, les luttes ouvrières de cette époque avaient des motivations élémentaires ; je voulais dire aussi que la défaite n’est jamais totale, qu’elle sert à cimenter, à faire comprendre ce que veut dire lutter ensemble. » (Mario Monicelli, Positif n°185, septembre 1976) »
J’ajoute que la première apparition de Mastroianni qui reçoit pratiquement une boule de neige est une des plus formidables introductions d’un personnage dans un récit. Filmé dans un noir et blanc somptueux, le film est truffé de petits détails bouleversants ou savoureux, glissés en fond de plan : ces enfants qui subtilisent des boulets de charbon ou ces deux ouvriers qui se castagnent en pleine manifestation.
LA CIOCIARA mérite aussi d’être revue et plusieurs séquences témoignent d’une force, d’un engagement humain considérables. On aurait envie de dire que c’est le plus grand rôle de Sophia Loren mais on pense à L’OR DE NAPLES et à HIER, AUJOURD’HUI ET DEMAIN. Le film est inégal et certains défauts proviennent du roman de Moravia mais il faut saluer l’audace de certaines scènes qu’on hésiterait à tourner de nos jours : le viol des deux femmes dans une église par des soldats de couleur censés les « libérer » du fascisme est une séquence forte qui contredit la vision d’un Spike Lee par exemple. Certains analystes parlent de soldats noirs mais le critique italien qui émet beaucoup de banalités dans les bonus, parle de « Maroquinades ».
On vient de ressortir ROMA de Fellini que je ne me lasse pas de revoir. Que de séquences éblouissantes, virtuoses, euphorisantes mais aussi bouleversantes.
THE YOUNG POPE est une série de Paolo Sorrentino dont on retrouve le ton sarcastique, l’ironie parfois mordante (le chapitre 5 et le discours du Pape aux Cardinaux, très provocateur, est un régal) envers la pédophilie, le lobby gay de même que les préciosités visuelles. Très belle utilisation des décors naturels. Jude Law est convaincant et Ludivine Sagnier possède une grâce infinie de même que Cécile de France.
Je crois n’avoir jamais parlé du très émouvant ÉTÉ VIOLENT de Zurlini, cinéaste qu’il faut sans cesse redécouvrir.