LECTURES
Tour d’abord à conseiller en urgence NAPOLÉON EN 1000 FILMS de Hervé Dumont, monumental et passionnant recensement des œuvres consacrées à l’Empereur, au Petit Caporal, aux guerresµ. Des films de tous les pays et de toutes les époques qui sont tous analysés esthétiquement et politiquement, tant l’œuvre que sa signification à l’époque où elle a été tournée. Dumont bien sûr signale les titres disparus ou qu’il n’a pas vus mais ceux qu’il connaît ont de quoi rendre jaloux n’importe quel cinéphile. Ses textes sont fins, érudits, tout à fait libres (il souligne intelligemment les qualités de MONSIEUR N. qui fut si abusivement moqué, il étudie finement les Guitry et certains films d’aventures, il recense les erreurs fantaisistes de Gance). Il donne envie de voir WATERLOO de Bondartchouk que j’ai commandé. C’est un ouvrage essentiel, un digne compagnon à L’ANTIQUITÉ AU CINÉMA.

LA DERNIÈRE FRONTIÈRE (Gallmeister) de Howard Fast (l’auteur de SPARTACUS) est une puissante évocation de l’extermination des Cheyennes, étayée par des sources précises. Au fur et à mesure de la lecture, je me suis rendu compte que ce livre avait servi de support au scénario des CHEYENNES et pourtant le nom de Fast ne figure pas au générique. En fait Ford avait voulu adapter ce livre des années avant pour la Columbia mais le fait que Fast soit mis sur la liste noire avait fait capoter le projet. Ford le reprit pour la Warner et élabora un scénario soi-disant basé sur un livre beaucoup plus conventionnel de Mari Sandoz. Columbia se rendant compte que le script était proche du livre de Fast menaça de faire un procès. Il y eut un arrangement, un dédit pour la Columbia mais Fast ne toucha rien et n’eut pas le droit malgré ses demandes d’être crédité. Et pourtant, il y a tant de similitudes, du personnage de Widmark au démarrage du film en passant par la séquence de Dodge City qui est reprise intégralement de Fast ainsi que l’officier joué par Karl Malden.
Il faut aussi absolument lire JOE le roman culte de Larry Brown dont David Gordon Green tira un film intéressant, avec des moments très forts notamment les brusques irruptions de violence à commencer par les pulsions haineuses de Wade, le père du jeune héros, ou les divagations meurtrières de Russell « qui a passé à travers un pare brise à trois heures du matin ». Mais le roman est plus fort, la violence plus intense. L’éthylisme meurtrier de Wade qui tape sur son fils pour lui voler sa paie, qui est prêt à truander n’importe qui, est plus édulcoré dans le film où pourtant il vous cloue sur votre siège. A découvrir d’urgence (Gallmeister).

POUR EN FINIR AVEC L’AFFAIRE SEZNEC de Denis Langlois bouscule clichés et idées reçues. Quand même, on ne peut s’empêcher de penser que la famille Seznec est un fameux nid de crabes, affabulateurs, menteurs, égocentriques (sauf Bernard ?), ce qui ne fait pas de Guillaume un meurtrier d’office mais jette des lueurs troubles sur sa personnalité. Enquête absolument passionnante ou l’auteur se remet en cause.
PUKHTU de DOA (Série noire) est un énorme livre dont nous n’avons ici que la première partie qui nous plonge au cœur du conflit en Afghanistan. Des conflits, devrait-on dire, car les clans sont multiples, changeants, avec des alliances et des trahisons imprévisibles. Tout le monde se bat contre tout le monde : forces d’occupation totalement dépassées, paramilitaires qui travaillent avec ou en dehors de la CIA et qui font le sale boulot, armée et police afghanes dirigées par des chefs corrompus. On est au milieu de ce bourbier que DOA recrée avec un souffle, un accent de vérité inouïs. On touche du doigt le quotidien des deux camps, chefs de guerre, talibans déchirés par des rivalités tribales, différentes factions militaires, journalistes et leurs « fixeurs ». La manière dont on lance les drones donne lieu à des chapitres renversants (les filles qui opèrent à l’aise dans leur bureau). Documentation incroyable mais jamais encombrante. Ce livre vous renseigne mieux que les 9/10ème des reportages et les personnages sont passionnants. DOA en sait visiblement plus que tous les hommes politiques et les militaires français parce qu’il appréhende cette vérité en romancier et non en observateur.
Ne manquez pas LE CORPS DES AUTRES de Ivan Jablonka, remarquable étude sur les esthéticiennes, passionnante et riche. D’ailleurs je recommande tous ses livres :
• Jeunesse oblige : histoire des jeunes en France (XIXe-XXIe siècle), PUF, 2009.
• Les enfants de la République: l’intégration des jeunes de 1789 à nos jours, Éditions du Seuil, 2010.
• Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Éditions du Seuil, la librairie du XXIème siècle: Paris, 2012.
• Nouvelles perspectives sur la Shoah (avec Annette Wieviorka), PUF, 2013.
• L’enfant-Shoah, PUF: Paris, 2014
• Le monde au XXIIème siècle. Utopies pour après-demain, PUF: Paris, 2014 (avec Alexis Jenni et Nicolas Delalande)
• L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Seuil, la librairie du XXIème siècle: Paris, 2014.
LE PARAPLUIE DE SIMON LEYS de Vincent Boncenne est aussi une lecture obligatoire. L’auteur évoque le choc des premiers livres de Leys, recense toutes les attaques qu’il a subies, attaques honteuses abjectes, inspirées par les maoïstes français de Tel Quel au Monde, quotidien qui se couvrit de honte et de ridicule pendant plus de dix ans. Quand on pense que des professeurs s’élevèrent pour qu’on ne donne pas une chaire à Leys qui du coup n’enseigna jamais en France. Rétrospectivement ce qui frappe dans ces attaques ignobles, c’est l’absence totale d’arguments, ce qui frustre Leys qui avait préparé documents et pièces justificatives et à qui on ne FIT JAMAIS UNE CRITIQUE PRÉCISE. Lecture indispensable et roborative. Mais triste aussi. Aucun de ces intellectuels ne s’est jamais excusé. Leur impunité reste absolue après des décennies de mensonges.
Lisez et relisez Eric Dupin : UNE SOCIÉTÉ DE CHIENS, VOYAGES EN FRANCE, LA VICTOIRE EMPOISONNÉE.

FILMS FRANÇAIS
A tout seigneur, tout honneur. J’avoue que lors de sa sortie, j’avais été quelque peu déçu par GARÇON !, le côté touffu du film l’empêchait de décoller. Je savais que Montand, alors que la préparation commençait en avait fait voir des vertes et des pas mûres à Sautet et Dabadie : tout à coup, il pensait que personne n’accepterait, ne croirait qu’il n’était que garçon et pas maître d’hôtel (il avait refusé aussi SALUT L’ARTISTE : « personne ne croira que je suis un acteur raté » et il avait été remplacé par Mastroianni). Il fit tant de pression que Dabadie et Sautet lui rajoutèrent un passé de danseur de claquettes avorté, une histoire d’héritage qui monopolisait beaucoup de scènes notamment au début. Du coup la Brasserie et les affrontements géniaux avec un Fresson survitaminé perdaient de leur importance. Il y eut deux débuts au film. Et puis, Sautet dans ses dernières années, refit le montage, éliminant 30 minutes et rendant ainsi le film conforme à son ambition première. Il s’ouvre maintenant sur une scène de brasserie, magistrale, qui donne le ton. Et j’ai redécouvert un film d’une richesse confondante : la chorégraphie magistrale des séquences de restaurant, l’attention portée au travail dans la plus droite lignée de Jacques Becker, la complexité des rapports avec un Villeret génial, tout cela est euphorisant et culmine avec le repas chez Lasserre dont chaque réplique est mémorable. Les personnages apparaissent maintenant dans toute leur complexité, leur fragilité, leur ténacité. J’aurais juste un très léger bémol pour certains moments entre Montand, pourtant excellent, et Nicole Garcia. En revanche Dominique Laffin impose une présence inoubliable, mélancolique (il y a un coté paternel dans leurs rapports) et on regrette de la voir si peu.
Redécouverte extraordinaire que ce film d’Alain Mazars que vantait Michel Ciment, PRINTEMPS PERDU, cette élégie méditative, picturalement magnifique qui raconte les déboires d’un metteur en scène d’opéra, envoyé en prison lors de la Révolution Culturelle. Il en sort pour devenir chauffeur routier dans une province reculée et va essayer de faire revivre l’opéra qu’il aime alors qu’il vit une douloureuse histoire d’adultère. Filmé en de longs fixes, le film impose un climat émotionnel, témoigne d’un respect pour ses personnages et leur culture, faisant preuve d’une ambition unique dans le cinéma français (le scénario fut co-écrit avec NT Binh).

DUVIVIER
Petit coup d’œil sur la fin de carrière de Duvivier qu’on expédie généralement en une ou deux lignes. Il fallut du temps pour faire admettre à sa juste valeur VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS (bientôt ce sera au tour d’AU ROYAUME DES CIEUX).
POT-BOUILLE est un film plaisant, extrêmement bien joué par Gérard Philippe, Danielle Darrieux (leurs scènes ensemble et notamment le premier affrontement dans la boutique comptent parmi les meilleures du film), Dany Carrel, Jacques Duby, Anouk Aimée. Le scénario de Duvivier, Jeanson et Léo Joannon préserve de nombreuses scènes du livre : la coquetterie intéressée, avide, de Madame Josserand et de ses filles, le côté trouble de Monsieur Joserand, les affrontements entre les domestiques, la sottise d’Auguste Vabre, la force de Madame Hedouin. Bien sur le peuple est sacrifié et le propos est plus policé. Mais le résultat est plus qu’agréable.
PANIQUE est évidemment beaucoup plus fort. J’avais oublié de mentionner la splendide musique de Jean Wiener avec une belle chanson de Jacques Ibert. Et bien sûr Michel Simon.
SOUS LE CIEL DE PARIS entrelace une profusion d’intrigues et de personnages et Duvivier se sent à l’aise avec tous. Il passe d’un milieu à l’autre (internes dans un hôpital, ouvriers occupant leur usine, mannequins), d’un quartier à l’autre avec la même aisance, la même vérité (je chinoiserais juste les deux gamins et leurs rêves australiens). Le film compte plusieurs moments extraordinaires dont un meurtre filmé de loin de manière magistrale. L’assassin est joué – surjoué – par Raymond Hermantier qui faisait l’aveugle de COUP DE TORCHON. C’est l’un des titres les plus personnels de Duvivier avec cette idée d’un commentaire de Jeanson qui prend ses distances avec les personnages.
CHAIR DE POULE tient le coup pendant la première partie même si le roman de Chase démarque outrageusement LE FACTEUR SONNE TOUJOURS DEUX FOIS. Mise en scène efficace, inventive, belle photographie de L. H. Burel, narration tendue, elliptique, rapide. Robert Hossein, convaincant, possède beaucoup de charme et Georges Wilson est remarquable tout comme Lucien Raimbourg en crapule abjecte. Mais peu à peu les poncifs de Hadley Chase reprennent le dessus. Les personnages et les sentiments sont en carton-pâte et malgré un étonnant éclat de violence qui voit Hossein ébouillanter Raimbourg (le plan où celui-ci arrive à l’hôpital est formidable), la tension se relâche. Tout est abstrait et on s’aperçoit du manque cruel de péripéties et d’épaisseur. Comme dans toutes les adaptations de Chase malgré le talent et la beauté de Catherine Rouvel en garce formatée. Musique de Delerue.
Je préfère malgré ses faiblesses L’HOMME À L’IMPERMÉABLE qui comprend plusieurs moments réussis, grinçants, insolites (le personnage de Blier est mémorable dans l’ignominie pateline), une belle utilisation de l’espace, que ce soit la scène du Châtelet, la rue Saint-Vincent avec ses différents niveaux, l’escalier intérieur de l’immeuble. Duvivier joue très adroitement avec les hauteurs différentes, les perspectives et introduit des silhouettes insolites comme ce secrétaire garde du corps qui jongle constamment. Chansons de Duvivier et Van Parys (c’est une parodie des opérettes à la Francis Lopez). Je me demande toutefois si Fernandel, tenu et sobre, ne coupe pas la crédibilité de certaines péripéties. À noter que le chef d’orchestre est joué par un vrai chef d’orchestre, le harpiste pianiste Pierre Spiers (qui faisait partie de l’orchestre accompagnant Rochefort et Marielle dans « Paris Jadis »).
AUTRES CLASSIQUES
LES ESPIONS de Clouzot mérite d’être revu, surtout pour la première partie étrange, cocasse et angoissante, fort bien filmée dans un esprit qui anticipe sur les BD actuelles. Peter Ustinov y est absolument génial et Sam Jaffe passablement inquiétant. Le ton se gâte par la suite : propos trop abstrait, trop conceptuel, héros trop passif avec qui on ne peut pas s’identifier. La mécanique tourne à vide. Mais cet échec ne méritait pas les tombereaux d’insultes qu’on lui a adressés.
Revoir LES AMOUREUX SONT SEULS AU MONDE est un ravissement qui se teinte peu à peu d’une émotion poignante. Henri Jeanson et Henri Decoin mettent en scène des personnages très intelligents, très cultivés : un compositeur qui parle, se conduit comme un compositeur (ses réactions durant le concert sont si justes), sa femme, toute aussi brillante. C’est une méditation sur l’amour, sa force de résistance et sa vulnérabilité. Très belle musique d’Henri Sauguet et dialogue magistral de Jeanson. Decoin, modeste, imprime à ces échanges une fluidité incroyable, invisible, imposant des travellings subjectifs sur fond de dialogue qui semblent anticiper sur HIROSHIMA MON AMOUR dans un registre moins tragique. Il fait preuve d’une économie narrative lors des ultimes rebondissements, véritable marque de pudeur des artistes.
En revoyant le magnifique AU HASARD BALTHAZAR, j’ai écrit qu’on avait affaire à un scénario de Tarantino dans l’abondance des péripéties (trafics, meurtre, viol, violences sur jeune fille et animaux, spoliation d’héritage), filmé par un maître Zen.

LA MARIE DU PORT doit compter parmi les meilleurs Carné. Le meilleur après sa séparation avec Prévert. Lequel refit, à la demande de Gabin, tous les dialogues sans les signer. Ils sont d’ailleurs excellents, tendus, ramassés, concis et Prévert en était fier. Gabin et Nicole Courcel sont remarquables.
Je viens de passer une après-midi mémorable, enthousiasmante à revoir le MANON DES SOURCES de Pagnol. Quelle invention, quelle verve, quelle liberté de ton, quelle langue : toutes les séquences entre Ugolin et Manon sont sublimes avec des parenthèses sur le fait qu’on ne plante pas de clou dans les oliviers, ces digressions, ces élans lyriques. Rellys réussit là une des plus grandes compositions (ou tout semble organique et fluide) du cinéma français et j’adore Jacqueline Pagnol, sa voix si musicale (« tous les jours de notre vie »). Tous les autres acteurs, Pellegrin si juste, Poupon, Delmont, Blavette sont admirables, sans oublier le sermon de Henri Vibert. J’ai été dix fois bouleversé, les larmes aux yeux et j’ai ri : les apartés de Robert Vattier (« avec un cure-dent et un miroir »).Et l’extraordinaire scène du jugement avec ce gendarme philosophe qui démonte racontars, calomnies et rumeurs. Pagnol impose un ton, une vision plus âpre, plus noire et ce chef d’œuvre s’inscrit dans la droite ligne de REGAIN, JOFFROI, ANGELE, MERLUSSE, mes films favoris. Et il ajoute un vrai personnage de femme, forte, fière, jamais soumise ou dolente.
DIVERS
Après 20 minutes agréables, tout s’essouffle dans LE PACHA, tout paraît convenu, prévisible, flemmard et assez routinier.
Et le MARIE-ANTOINETTE de Delannoy m’a laissé de glace. Photo horrible, sur-éclairée de Montazel (à des lieux de celle qu’il fait pour Decoin dans L’AFFAIRE DES POISONS). Michelle Morgan a vingt ans de trop pour son personnage et elle que j’ai vue si bonne, si juste dans L’ENTRAÎNEUSE, un sketch des 7 PÉCHÉS CAPITAUX, LES ORGUEILLEUX, voire MAXIME, paraît ici guindée et anesthésie son personnage. Jacques Morel s’en sort en Louis XVI.
LE PUITS AUX TROIS VÉRITÉS de François Villiers est fort visible, bien dialogué par Jeanson, même si le mystère fait long feu : la narration oppose plusieurs versions, plusieurs explications du même fait comme dans LA FERME DES 7 PÉCHÉS mais les personnages sont moins fascinants.
SANS LAISSER D’ADRESSE est une très agréable chronique populiste avec un Blier royal, une multitude de personnages, de décors, de lieux : bureaux de rédaction d’un journal, garage des taxis, lieu de réunion du syndicat des chauffeurs de taxis, crèche à la gare de Lyon (qui n’existe plus, séquences fort amusante). Le film parle d’entraide, de solidarité, nous montre le Paris après la Libération avec les socles sans statues.
Impression partagée sur la DUCHESSE DE LANGEAIS de Jacques de Baroncelli. Les dialogues de Jean Giraudoux sont magnifiques et illuminent la plupart des scènes d’amour, fort bien jouées par Edwidge Feuillère et Pierre Richard Wilm dont on a beaucoup médit et injustement. La mise en scène de Baroncelli est étrange avec ce très grand nombre de gros plans, de cadrages très serrés qui créent un sentiment d’étouffement dont on se demande s’il est vraiment recherché. Et qui congèle un peu le film. Et Giraudoux se casse la figure dans le dernier quart d’heure où il trahit Balzac avec des péripéties ridicules, mélodramatiques et conventionnelles. Jean Tulard a finalement raison quand il dit préférer NE TOUCHEZ PAS LA HACHE de Jacques Rivette, plus épuré, plus tranchant, plus émouvant et qu’il est bon de rappeler ici.
SÉRIE TV
J’ai trouvé LES TÉMOINS épatant. Bien écrit et dialogué, avec une belle photo, superbement distribué et dirigé, avec un vrai sens de l’atmosphère, des lieux (ce nord de la France), des décors (un poil trop pittoresques dans la fin du dernier épisode), une compassion. Thierry Lhermitte est formidable, dense, économe et sa partenaire Marie Dompnier est magnifique de justesse et d’émotion. Hervé Hadmar signe un travail magnifique, exigeant. Très belle musique d’Eric Demarsan.

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