LECTURES
NOTRE FRANCE, Dire et aimer ce que nous sommes de Raphael Glucksman est un ouvrage revigorant qui s’en prend aux idées reçues que propage à longueur de discours la droite sur l’Identité française, son déclin à cause du multiculturalisme. Sans que la gauche ne tique. Il montre que Louis X avait promulgué un édit donnant à tout individu venu s’installer sur ses terres le titre de Franc, évoque la personnalité magnifiquement humaniste de Michel de l’Hôpital qui met le pouvoir politique au dessus des religions et refuse qu’on criminalise un individu pour ses croyances religieuses avec au passage une citation géniale de Montaigne : « Après tout, c’est mettre ses conjonctures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. » Et que langue est superbe. Il s’en prend au mythe du « c’était mieux avant », avec des exemples brillants, incisifs. Dans ce plaidoyer pour l’humanisme, je conseille particulièrement le texte de Briand, homme modéré, exaspéré par les bâtons dans les roues que lui met l’Église au moment de la loi de 1905 et qui rappelle que la moindre des libertés a du être arrachée à cette même Église. J’ai appris que Vauban avait dénoncé violemment la misère dans laquelle était plongé le peuple lors de la construction de Versailles, pamphlet qui fut éradiqué par le pouvoir royal. Magnifiques pages sur les fusillés figurant sur l’affiche rouge quand il imagine qu’un président plus courageux que normal, les panthéonise.
L’INDICIBLE DE A À Z est un récit poignant, douloureux et fort, écrit par Georges Salines après avoir perdu sa fille au Bataclan. Je l’ai découvert grâce à Philippe Meyer qui en fit un bel éloge et c’est une des lectures les plus intenses, les plus essentielles de ces derniers mois. Comme l’écrit Florence Thomasset dans La Croix : « L’ouvrage est forcément très intime, mais tout en sensibilité et dignité. Sans fioriture, il s’ouvre sur la lettre « A », comme « absurde » : « Ma fille est morte pour rien, pour une illusion, pour une folie. C’est absurde. » Puis passe par le « C » de « culpabilité » – « Je n’ai presque pas pensé à Lola cet après-midi. Est-ce que j’aimais suffisamment ma fille ? Est-ce que toi, qui as l’air plus triste que moi, tu l’aimais davantage ? » – et de « colère » : « Vis-à-vis de l’événement lui-même et de ses auteurs, je n’ai pas éprouvé de colère, mais de l’incompréhension, de l’incrédulité, de l’ébahissement. »
Dans l’ordre alphabétique, Georges Salines évoque ensuite le deuil : « Apprendre à vivre sans. Admettre la réalité de l’absence [voir Vide]. S’accoutumer à la persistance du monde [voir Irréel]. Retrouver une capacité à éprouver des moments de joie, de plaisir, de bien-être, de bonheur. »
Mais passe vite sur le « H » de « haine » : « Aucune. Je n’ai pas éprouvé ce sentiment, à aucun moment. » Le vide, en revanche, il s’y est abîmé : « Il y a dans mes pensées, dans ma vie, dans le regard de ma femme, de mes fils, des amis de ma fille, cette absence, ce creux, cette bulle pleine de vide laissée dans l’univers par le départ de Lola. »
Il fait une terrible peinture des manques de l’État, du scandaleux cafouillage sur l’identification des corps et relève la pauvreté des réponses politiques et pour certaines leur manque de dignité.
Magistral aussi est le livre d’Anne Novat, LES BROUILLARDS DE LA GUERRE, reportage sur le terrain en Afghanistan où l’auteur se mêle à la population civile en s’habillant comme une femme afghane et découvre au quotidien les ravages de la corruption, la gabegie financière (aucune aide ou presque ne parvient à ceux qui en ont besoin), l’écart entre les décisions des Occidentaux et les effets désastreux qu’ils provoquent sur le terrain. Elle dénonce même certaines actions d’ONG qui sont à côté de la plaque et des décisions stupides notamment des autorités américaines qui ruinent souvent les efforts futiles que peuvent faire les soldats français qui paraissent impuissants. C’est un témoignage accablant. De quel douloureux gaspillage d’argent et d’hommes et de quelle méconnaissance du terrain font preuve nos dirigeants.
EN DVD
Passons du livre au cinéma, de l’Afghanistan à l’Irak avec HOMELAND : IRAK ANNÉE ZERO, documentaire exceptionnel du cinéaste irakien Abbas Fahdel qui nous plonge pendant deux ans dans le quotidien de sa famille peu avant la chute de Saddam Hussein, puis au lendemain de l’invasion américaine de 2003. On se dit pendant la première partie que ce que l’on vient de voir représente un summum dans la peur, le sentiment d’insécurité, la crainte de l’oppression. Et la deuxième partie montre que le pire est hélas toujours à craindre. On sort écrasés mais aussi bouleversés par tous ces petits gestes de solidarité, de chaleur humain que le cinéaste sait capter avec acuité.
Je voudrais tout de suite signaler la sortie chez Criterion de CHIMES AT MIDNIGHT (FALSTAFF) de Welles dans une version complète et restaurée. Pour l’équipe de Criterion, il s’agit du chef d’œuvre de Welles.
Toujours chez Criterion, j’ai pris leur version de THE STORY OF THE LAST CHRYSANTHEMUM et aussi celle de IN A LONELY PLACE de Nicholas Ray, film que j’adore et je voudrais la comparer avec la version Columbia.
Parmi les coffrets Eclipse que sort Criterion (je rappelle celui consacré à Raffaelo Matarrazo sur lequel j’ai eu peu de retour), je voudrais signaler le Julien Duvivier qui comprend plusieurs films dont POIL DE CAROTTE dans une belle copie et, toujours inédit en France, LA TÊTE D’UN HOMME, film magistral et l’un des chefs d’œuvre de Duvivier. Dans cette adaptation de Simenon, le cinéaste, bouleversant dans son scénario la construction du livre, donne d’emblée les coupables, le commanditaire du meurtre que la caméra suit, plan magnifique quand il déambule dans un café, l’assassin, survolé d’abord en plan large quand une femme essaie de le repérer. Puis un peu plus tard celui qu’on va faire accuser. Ce simple d’esprit manipulé par Radek que Maigret veut innocenter (belle scène dans un escalier avec le juge d’instruction où l’on sent la compassion et de Maigret et du réalisateur). Il fait passer les rapports humains avant l’intrigue policière, utilise brillamment le son (il faudrait étudier les trouvailles sonores chez Duvivier, les passages de train dans VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS, les éclats de musique dans 5 GENTLEMEN MAUDITS. Ici, on a le droit à un long interrogatoire off dans une voiture tandis que la caméra montre le château de Versailles. Sublime goualante chantée par Damia et écrite par Duvivier qui vient ponctuer l’action, chaque fois de manière différente et saisissante.
FILMOGRAPHIES HONORÉES AU FESTIVAL LUMIÈRE
Catherine Deneuve
Le Festival LUMIÈRE de Lyon, que je préside, a remporté encore un immense succès ; salles combles dès le matin, présentations remarquables de nombreux acteurs (Vincent Lindon, génial sur Arletty), réalisateurs et journalistes (Aurélien Ferenczi). Le prix étant remis à Catherine Deneuve dont la carrière sidérante d’audace et de lucidité forme un vrai panorama du cinéma français, j’ai choisi quelques titres de ses films, notamment ceux réalisés par André Téchiné : l’émouvant HÔTEL DES AMÉRIQUES et le magnifique MA SAISON PRÉFÉRÉE (deux des titres de Téchiné que Deneuve préfère), description forte, passionnelle des rapports entre un frère et une sœur. Ajoutons LES VOLEURS, tournés à Lyon et LA FILLE DU RER qui fut traité trop superficiellement.
Il est difficile de se limiter à quelques titres dans cette abondance d’œuvres passionnantes, formidables (on ne saurait oublier les Buñuel et notamment TRISTANA, pas plus que LES DEMOISELLES DE ROCHEFORT, LA VIE DE CHÂTEAU et LE SAUVAGE – ces deux merveilleuses comédies de Jean-Paul Rappeneau où Deneuve se révèle une grandiose actrice de comédie -, RÉPULSION, DRÔLE D’ENDROIT POUR UNE RENCONTRE que je voudrais tant revoir).
Néanmoins je retiens les deux magnifiques films d’Emmanuelle Bercot, ELLE S’EN VA, chronique aigüe et drôle, déchirante et si intime, et LA TÊTE HAUTE. Sur ce dernier titre, voici ce que j’écrivais à la réalisatrice : « Encore un coup au cœur, encore un film qui vous poigne la cage comme disent les Québécois. Un film où dès la première minute, les personnages ont les mains dans le cambouis pour essayer de faire repartir un moteur abîmé, démoli, avec de brusques retours de flammes. Et quand on a les bras dans le cambouis, on se tache, on appuie sur le mauvais bouton, on se blesse, on s’écorche. C’est un film qui prend aussi des risques en imposant ce que j’appelle la dramaturgie de Sisyphe, de l’éternel recommencement (un principe dramatique que les Américains fuient comme la peste). On croit que la résolution est proche et un dérapage vous ramène à la case départ. Il faut un véritable héroïsme pour se coltiner cela, héroïsme quotidien, jamais claironné dans le personnage de la juge, dans le jeu magnifique de retenue de Catherine Deneuve. Benoît Magimel aussi est formidable et le gosse. On sort de là avec un immense respect pour ces soutiers de la vie sociale, ces réparateurs de fractures, de fêlures que le pouvoir politique ne salue jamais à leur juste mesure. Parce qu’ils ne font pas dans l’annonce, les déclarations médiatiques. Ils se coltinent les faits qui sont ardus, demandent une connaissance du terrain ce qui n’est pas porteur médiatiquement, ne se prête pas aux formules. Ton regard est incroyablement juste, dépourvu de préjugés et d’à priori (la prison y est montrée comme salvatrice ce qui va à rebours de la doxa). »
J’ajouterai DANS LA COUR de Pierre Salvadori, cet auteur si original, si personnel, toutes ses collaborations avec Arnaud Desplechin (notamment le superbe CONTE DE NOËL) et 3 CŒURS, si perçant, si élégant qui se concentre sur le cœur des péripéties. Comme l’écrit Pierre Murat dans Télérama : « Au moyen de plans-séquences précis, habiles, le cinéaste observe avec un plaisir pervers l’inévitable implosion de son curieux trio. L’homme, jouet du destin qu’il se forge. Et deux femmes fascinantes et aussi agaçantes l’une que l’autre : l’une parce qu’elle reste sans cesse, et l’autre parce qu’elle part toujours. Deux facettes d’une femme idéale, qui n’existe pas, bien sûr, et qui rend dérisoire l’obstination du héros à vouloir les aimer l’une après l’autre. Par l’efficacité de sa mise en scène, ce mélo — ce méli-mélo — devient une (mini)tragédie filmée entre réalisme et onirisme, exactement. »
Marcel Carné
Il y avait aussi un hommage à Carné présenté par Noël Herpe. On oublie trop souvent LA MARIE DU PORT qui fut en fait réécrit par Prévert et qui est un des meilleurs films dans la dernière partie de la carrière de Carné, sinon le meilleur. Et LE JOUR SE LÈVE bouleverse autant à chaque vision (au passage, c’est un des premiers films qui traite des effets du travail sur la santé). J’insiste dans mon VOYAGE sur l’idée géniale de Trauner de déplacer la chambre de Gabin au 5ème étage, ce qui augmente sa solitude, l’isole de la rue. Idée de dramaturge qui inspire magistralement Carné. Et aussi sur la musique de Jaubert et j’en profite pour signaler la sortie du double CD Universal (Voyage à travers le cinéma français) consacré et à la belle musique de Bruno Coulais et à 28 morceaux de musique dont 20 au moins étaient d’une extrême rareté : la musique de REGAIN, le générique du SALAIRE DE LA PEUR, celle de CLASSE TOUS RISQUES et des tas de chansons.
Walter Hill
Le Festival Lumière rendait hommage à Walter Hill sans pouvoir hélas montrer GERONIMO (pas de copies) qui vient de sortir en DVD et en Blu-ray chez Sidonis. J’ai revu DRIVER et l’ai davantage apprécié que la première fois pour son dépouillement stylistique, son coté abstrait même si cela tourne un peu à vide. Isabelle Adjani impose une forte présence. Et surtout le film semble être la matrice de DRIVE.
CROSSROADS est un film étrange, un road movie inséré dans une histoire fantastique, un musicien de blues, Willie Brown, vend son âme au diable pour atteindre la perfection dans le blues. Cinquante ans plus tard, il s’évade d’une maison de santé de Harlem (avec l’aide de son admirateur, le jeune guitariste Eugene) pour retourner sur les lieux de son pacte avec le diable (l’acteur noir a l’air vraiment diabolique) dans le Mississippi. L’idée est intéressante mais trop sous-utilisée, le road movie prenant le dessus. Le final où deux guitaristes s’affrontent pour décider si le diable gardera ou abandonnera le pacte de Brown est impressionnant (bien que musicalement abominable à mon avis – ça n’a plus rien à voir avec le blues – mais l’atmosphère se veut diabolique). Macchio n’a certainement pas joué toute la musique mais il en joue beaucoup (le générique de fin indique qu’il avait un music coach). Jami Gertz dans le rôle de la jeune fugueuse qui se joint à Eugene et Willie est très sympa.
Edward L. Cahn
Je présentais 3 films d’Edward L. Cahn. J’ai plusieurs fois évoqué ici LAW AND ORDER et AFRAID TO TALK. LAUGHTER IN HELL était encore plus rare.
ll fallut attendre 2013 et une conférence sur l’écrivain/vagabond Jim Tully (BEGGARS OF LIFE, CIRCUS PARADE) qui était devenu le représentant officiel des « hobos », pour tirer une copie et découvrir enfin LAUGHTER IN HELL d’après un de ses récits. Il s’agit pourtant d’une des productions les plus radicales de Carl Laemmle Jr aussi bien stylistiquement que politiquement… Pendant le début du film, Cahn et son scénariste Tom Reed insèrent quelques détails quotidiens savoureux comme l’apparition d’une des premières machines sonores d’Edison puis nous montrent des files de bagnards travaillant dans les rochers, dramatique toile de fond d’une intrigue qui lorgne vers LA BÊTE HUMAINE. Un conducteur de locomotive, Barney (Pat O’Brien) découvrant que sa femme le trompe avec un des deux frères qui ont pourri son enfance, tue cet homme et son épouse. Ce deuxième meurtre est ellipsé et constitue une vraie surprise. Tout ce qui précède, le moment où l’amant, pour échapper à son destin, court de pièce en pièce, se prenant lui même à son propre piège est magistralement découpée et filmée. Cahn utilise même des zooms avant arrière pour traduire la panique de la future victime et la montée de la violence de Barney. Et cette seule séquence rend caduque le jugement du critique du New York Times… Barney est envoyé dans le bagne contrôlé par l’autre frère, un décor étonnant, unique. Les prisonniers dont un grand nombre de Noirs, sont enfermés, entassés dans des wagons grillagés et non dans des baraquements. Le scénario de Tom Reed décrit l’univers incroyablement violent de ces bagnes, sans glisser la moindre justification moralisatrice aux exactions, brutalités, condamnations iniques perpétrées par les gardiens qui semblent jouir ainsi que le directeur d’une totale impunité. On assiste à un vrai lynchage racial. Quand la corde d’un des condamnés noirs se casse et qu’il n’y en a plus d’autre, on achève l’homme à coup de fusil et on veut interdire aux autres Noirs de prier, ce qui provoque une révolte chez les prisonniers blancs. « Il est allé au ciel » dit un personnage, ce à quoi un détenu noir répond : « Mais il en bavé pour y arriver. » Avec ses mouvements d’appareils surprenants (un travelling précédant Pat O’Brien laisse Merna Kennedy loin derrière), ses panoramiques filés, son montage abrupt, elliptique, Cahn signe un film radical et inspiré.
GUNS, GIRLS AND GANGSTERS un des opus de la dernière période assez fauchée de Cahn, est plaisant, rythmé, efficace malgré un scénario et surtout des dialogues très convenus (voix off presque parodique, notamment la dernière phrase involontairement comique). Les deux numéros chantés et sexy (« Meet me halfway » et « Anything your heart desire » de Mamie van Doren) sont marrants dans un registre presque auto-parodique (« Make plenty of room, I take deep breaths », dit-elle au public) et Lee Van Cleef est déjà marquant bien que son personnage soit d’une incommensurable sottise. Toute ses décisions sont idiotes et ruinent tous les plans Le règlement de compte final, après que les deux protagonistes aient pris une décision calamiteuse, est filmé avec une sécheresse brutale.
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