Oct
01

FILMS MUETS 

REGENERATION (1915 – Zone 1 couplé avec YOUNG ROMANCE comédie amusante écrite par William deMille sur deux jeunes employés travaillant dans la même boîte qui vont, à l’insu l’un de l’autre, se faire passer pour des aristocrates pendant une semaine. Charmant et un peu mécanique.)
REGENERATION est le premier long métrage de Raoul Walsh, à 28 ans et son premier chef d’œuvre. Tourné la même année que NAISSANCE D’UNE NATION et tout aussi, sinon plus, révolutionnaire. Un chef d’œuvre qui innove dans bien des domaines et annonce les grands films de la Warner, entre autres. Le réalisme incroyable des extérieurs new-yorkais surprend encore aujourd’hui (Martin Scorsese disait qu’on les filmerait exactement de la même façon), tout autant que le choix des seconds rôles et des figurants (que Walsh alla recruter dans les bouges du Bowery), tous criants de vérité. Certains intérieurs renvoient à Frank Norris ou à Dickens.
Accessoirement, REGENERATION, est peut être aussi le premier film de gangsters de l’Histoire du cinéma et Walsh a déjà trouvé la pulsation rythmique qui fera la force de PURSUED ou de WHITE HEAT : il utilise un découpage très rapide, très sec, le montage parallèle, qu’il associe avec des gros plans, des plans très larges et des mouvements d’appareils. Ceux-ci, fait très rare, ne sont pas uniquement fonctionnels : dans une scène de repas, en se rapprochant du jeune Owen et en l’isolant, un travelling rapide nous fait sentir ce qu’il pense. Ils accentuent, dynamisent, par un mouvement contrarié, l’entrée d’Anna Nilsson dans le repaire du gangster, nous faisant ainsi partager son angoisse, son état d’urgence. Ils nous replacent à l’intérieur de l’histoire et des émotions qui la traversent. Walsh se sert aussi des mouvements circulaires des danseurs pour cacher, rendre plus chaotique une panique créée par un incendie, séquence brillamment dirigée mais à laquelle il confère trop d’importance dans ses Mémoires, omettant des trouvailles plus profondes.
Les premiers plans, incroyablement aigus et rapides, par exemple, sont encore plus innovateurs : le jeune héros est seul dans une pièce quasi-nue où l’on enlève un cercueil. On coupe sur un corbillard dans la rue et puis on voit le gamin aller à la fenêtre. Plan suivant, on voit ce qu’il regarde : le corbillard filmé de son point de vue, ce qui nous attache immédiatement à lui. C’est peut être le premier plan avec point de vue de l’Histoire du cinéma et il crée une grande émotion. Walsh fait d’ailleurs passer tout au long de ce film de gangsters une mélancolie romantique qu’on a souvent sous-estimée. Elle est magnifiquement traduite par la photo du français Georges Benoît qui éclaira les Walsh suivants et que Maurice Tourneur, qui admirait ses films, reprit pour AU NOM DE LA LOI et JUSTIN DE MARSEILLE (Benoît travailla aussi avec Guitry et Pagnol sur LA FEMME DU BOULANGER). Par l’interprétation si moderne de  Rockliffe Fellowes qui préfigure le Brando de ON THE WATERFRONT et celle, délicate et sensible, de  Anna Q. Nilsson. On regrette d’autant plus que des œuvres ultérieures du cinéaste comme CARMEN que vantait Maurice Tourneur, THE SERPENT, PEER GYNT, PILLARS OF SOCIETY, THE HONOUR SYSTEM, placé très haut par Ford, aient disparu.

THE MYSTERY OF THE LEAPING FISH (1916 – coffret Bach films consacré à Todd Browning. Zone 2)
Ce court métrage est un des films les plus bizarres de l’histoire du cinéma muet. Bizarre par son sujet : un détective, Coke Ennyday, se bat contre les trafiquants de drogue, lutte contre l’importation de cocaïne  alors qu’il en consomme une quantité industrielle. Son horloge pointe quatre quartiers : sommeil, nourriture, boisson, drogue. Bizarre ensuite par le choix de Douglas Fairbanks dans un rôle inhabituel pour lui : dans sa première apparition, il dort dans une position extravagante et semble littéralement en extase dès qu’il s’injecte de l’opium ou de la coke à l’aide d’une des nombreuses seringues attachées à sa poitrine ou qui pendent à portée de main. C’est dans cet état d’ailleurs qu’il trouve les déguisements les plus farfelus. Fairbanks détestait tellement le film qu’il essaya de le faire retirer de la circulation. Pourtant, ce qui est un comble, il fut tourné deux fois, une fois par Christy Cabanne et puis entièrement refait par John Emerson (pourquoi pas Browning ?) et enregistré, le mot convient mieux que filmé, assez platement. Le résultat est plus curieux que vraiment dôle et c’est surtout son absence de toutes précautions moralisatrices qui laisse pantois. Par ailleurs, on y voit peut être la première télévision de l’Histoire du cinéma.

   

Bizarre parce que ce sujet, conçu par Todd Browning (titres d’Anita Loos et on dit que Griffith aurait collaboré au sujet), est traité de manière comique. Faire rire de l’addiction à une drogue dure semble très étrange aujourd’hui. Connaissait-on les effets de la cocaïne ? Il semble que oui puisque de nombreux films de 1916 recensés par Kevin Brownkow dans Behind the Mask of Innocence, dénoncent les ravages de la drogue dont THE DIVIDEND (Walter Edwards), THE DEVIL’S NEEDLE (Chester Whitey également scénariste), ROMANCE OF THE UNDERWORLD (James Kirkwood, 1918, le plus réaliste). Mais sur Internet des amateurs du film disent que la coke était supposée, dans la Californie des années 20, avoir des effets bénéfiques, que Browning et Fairbanks en consommaient et qu’1 malade sur 5 était un drogué. Sa partenaire est ici Bessie Love qui joua dans un autre film sur la drogue, HUMAN WRECKAGE.

THE WHISPERING CHORUS (soit en zone 2 avec Bach Films sous le titre LE RACHAT SUPRÊME, soit en zone 1 dans un DVD Image de meilleure qualité)
Ce chœur chuchotant est celui des voix qui nous soufflent de faire le bien ou le mal et qui, dans ce film, arrivent périodiquement sur l’écran grâce au miracle de la double exposition. L’originalité du procédé, d’ailleurs utilisé avec modération, renforce l’étrange et paradoxale cohésion de ce film, l’un des meilleurs DeMille dont on ne parvient pas à savoir s’il est réussi en dépit ou grâce à certaines conventions dramatiques. Comme Sidney Carton dans A TALE OF TWO CITIES, John Trimble (écrit Tremble dans la copie française), l’infortuné protagoniste, se sacrifie et se laisse exécuter (la chaise électrique remplace la guillotine), pour préserver sa femme. Trimble, employé de banque misérablement payé, accablé de dettes, avait détourné une  somme d’argent puis, craignant d’être arrêté, avait fui et pris l’identité d’un mort dont il avait trouvé le cadavre. Après des années, on l’accuse du meurtre de ce dernier et il ne veut pas révéler sa véritable identité, sa femme s’étant remariée, risque d’être accusée de bigamie. Il choisit de mourir sur la chaise électrique.
Ce récit qui conjugue faute, rédemption, sacrifice, amour, notions chères à DeMille s’inspire,  se nourrit même, de conventions héritées du théâtre de Mélodrames. Mais la mise en scène est purement cinématographique : réalisation sèche et rapide, découpage vif, inventif, audaces visuelles. La manière dont DeMille utilise tout le long des montages parallèles (le monde de la banque et le héros en fuite), notamment lors de l’ascension sociale de son ex-femme, paraît vraiment moderne. L’apparition subite du cadavre dans un lac serait à sa place dans un film noir des années 40. Et la fleur que garde le héros, symbole de son amour, paraît anticiper sur la rose de QUESTION DE VIE ET DE MORT. Certains défenseurs du film y ont même vu des résonnances brechtiennes, ce qui aurait tétanisé le cinéaste. Jeanie MacPherson, scénariste de presque tous les films de DeMille depuis 1916, signe le scénario d’après un roman de Perley Poore Sheehan. La copie restaurée par la George Eastman House est superbe.

   

Toujours DeMille avec APRÈS LA PLUIE LE BEAU TEMPS (en zone 2 chez Bach Films, en zone 1 sous le titre DON’T CHANGE YOUR HUSBAND), une de ces comédies matrimoniales dans lesquelles il excella à l’époque du muet. Ici, une épouse (Gloria Swanson bien sûr), lassée du peu d’intérêt que lui porte son mari (qui a la manie de manger des oignons, gag récurrent dans le film), le quitte, convole avec un autre homme et découvre qu’il est pire et de plus sordidement intéressé. Le ton est vif, léger, caustique, brillant. Il faut découvrir tous ces DeMille plus inventifs que ses films parlants. La traduction des intertitres français est fantaisiste : hun, qui signifie boche, est traduit par nazi, ce qui ferait de DeMille, en 1919, un cinéaste visionnaire.

DADDY-LONG-LEGS (1919, Bach Films)
Le triomphe de ce film poussa, encouragea Mary Pickford à créer avec Douglas Fairbanks et Chaplin, une société de production indépendante, un mini-studio. Il faut dire que DADDY- LONG-LEGS semble taillé sur mesure pour exploiter toutes les facettes, toutes les qualités de la comédienne. Cette histoire d’orpheline littéralement jetée, bébé, dans une poubelle, recueillie dans un épouvantable orphelinat, permet à Mary Pickford de changer constamment de registre : elle est mutine, éplorée, farceuse même dans des moments dramatiques (elle essaie de faire rire des enfants malades), clownesque, révoltée : elle va voler une poupée pour la donner quelques secondes à une petite fille mourante. Les auteurs n’évitent pas toujours les effets trop mignons (le chien saoul). D’autant que Marshall Neilan lui oppose le destin d’une autre petite fille, riche, protégée, égoïste. Le choix de leurs deux prénoms donne lieu d’ailleurs à une fort bonne séquence.
Dans la seconde partie du film, Judy devient collégienne, grâce à l’appui,  la protection d’un homme plus âgé qui veut rester anonyme et se fait appeler John Smith. Elle ne l’entrevoit qu’en ombre chinoise et c’est là qu’elle lui trouve son surnom. Le jeu, l’allure de Mary Pickford change du tout au tout. Elle fait preuve d’une grâce, d’une délicatesse romantique, d’une retenue tout à fait moderne. Peu à peu, au collège, où elle fréquente une société beaucoup plus huppée (deux de ses condisciples, filles de milliardaires, pleurnichent sur leur sort dans la première séquence, fort amusante) elle découvre l’amour. Tous les décors de cette seconde partie sont très luxueux (les portes font le double ou le triple des personnages) et le film endosse deux thèmes majeurs américains : la volonté, la détermination, la prise en main de son destin et le philanthropisme. A noter que les principaux personnages sont tous assimilés visuellement à des fleurs ou des plantes : des cactus et de l’ail sauvage pour la directrice de l’orphelinat et son aide, une rose de serre pour la petite fille riche.

SPARROWS (DVD zone 2 chez Les Films du Paradoxe)
Ceux qui ne connaissent que la  dernière partie de la carrière de William Beaudine (surnommé « One Shot Beaudine ») qui comprend des titres aussi pittoresques que BELA LUGOSI MEETS A BROOKLYN GORILLA, BILLY THE KID VS DRACULA ou JESSE JAMES MEETS FRANKENSTEIN’S DAUGHTER éprouveront un choc devant la beauté visuelle, l’audace lyrique de SPARROWS, l’un des meilleurs Mary Pickford. C’est que Beaudine fut un metteur en scène très important pendant le muet, un des mieux payés à Hollywood. THE CANADIAN, par exemple, a une très bonne réputation et il travailla plusieurs fois avec Mary Pickford (LITTLE ANNIE ROONEY, autre film brillant) qui appréciait sa manière de diriger les enfants. Il fut ruiné par la crise de 29 et ne se releva jamais. On lui doit de multiples films de série Z, un western honorable pour Disney (WESTWARD HO, THE WAGONS !) et un film d’exploitation qui fit des recettes astronomiques, MOM AND DAD, sorti en France sous le titre LES FAUSSES PUDEURS.
SPARROWS est le dernier film où Pickford joue, à 34 ans, une adolescente. Il s’ouvre sur un intertitre mémorable : « La part du diable dans la création du Monde, consista en un certain marécage sudiste – un chef d’œuvre d’horreur et le Seigneur qui savait apprécier le travail bien fait, l’accepta ». La suite est du même tonneau : «  Et ensuite, le Diable se surpassa et fit vivre, dans ce marécage, Mr Grimes ». Le plan d’introduction de Grimes, personnage monstrueux, dépourvu de toute conscience, qui semble sorti de Dickens, est magistral : on le voit boiter dans les marais avec des moustiques qui volent autour de son visage aux yeux morts. Il acquiert une poupée pour la donner à une des orphelines qui vivent dans sa ferme/prison mais sur le chemin, lui arrache la tête et la jetant dans des sables mouvants, la regarde lentement se faire engloutir. Gustav Von Seyffertiz en fait une figure inoubliable, une icône du mal. Il exploite des orphelins et des orphelines qu’il a kidnappés avec l’aide de sa femme et de son fils (belles compositions de Charlotte Mineau et Spec O’donnell qui viennent pourtant de la comédie) et retient prisonniers dans ces marécages infestés d’alligators et truffés de sables mouvants.
Cet univers digne de Jérôme Bosch est admirablement recréé par le décorateur Harry Oliver et magnifiquement éclairé par un trio de grands chefs opérateurs : Charles Roscher, Hal Mohr et Karl Struss notamment dans la séquence tendue, forte, très efficace, de la fuite nocturne des enfants qui semble anticiper, jusque dans certaines notations religieuses, sur le mélange d’horreur et de féérie qui faisait le prix de LA NUIT DU CHASSEUR. Le Christ vient enlever l’âme d’un enfant et l’effet est moins sulpicien qu’on pourrait s’y attendre. Ce conte gothique inspiré renvoie à toute une littérature sudiste, voire même à DÉLIVRANCE, traitant de la Rédemption à travers l’horreur. Plus discutable est le dernier quart d’heure qui se perd dans des péripéties accessoires et superficielles.

VICTORY (1919, zone 2, Bach Films)
La seule adaptation filmique d’un de ses ouvrages que Joseph Conrad eut la possibilité de voir. Nul doute qu’il fut horrifié par la fin heureuse, qui arrive comme un cheveu sur la soupe et dont l’incongruité est soulignée par des intertitres d’une consternante solennité. Le scénario de Jules Furthman (sous le pseudonyme de Stephen Fox) reste encore prisonnier, tributaire des cartons beaucoup trop explicatifs. Il simplifie, théâtralise le livre (défaut encore accentué dans la version de William Wellman), le dépouille de sa métaphysique et transformant la seconde partie en une ébauche rapide de LA FORÊT PÉTRIFIÉE.
Etrangement, Maurice Tourneur qui produisit Victory ne paraît guère s’intéresser aux scènes d’extérieurs. La Nature, si importante chez Conrad, est quasiment éliminée ou traitée par-dessus la jambe si l’on excepte une ou deux plans durant un étrange flashback. Contrairement aux scènes d’intérieurs qui sont beaucoup plus soignées et témoignent de recherches cinématographiques souvent passionnantes où Tourneur incorpore la profondeur de champ, les diagonales (quand Jack Holt et Seena Owen s’avancent dans un couloir pendant que les branches d’arbres vues à travers les fenêtres bougent avec le vent), le hors champ. On voit Lon Chaney franchir un rideau de perles et regarder à droite Seena Owen dont le dos est entièrement nu. Il rentre dans la pièce, sortant du champ qui reste vide. La camera ne cadrant plus que le rideau. Tout à coup les deux personnages traversent le champ et se ruent dans une pièce à gauche. Etonnant moment de violence qui joue sur le voyeurisme, l’érotisme. Lon Chaney est d’ailleurs l’une des raisons majeures de voir ce film. Il compose un desperado pour reprendre le terme de Conrad, félin, bestial, sournois qui fout la trouille, qui a un rapport animal avec son couteau mais Bee Deeley est aussi très impressionnant en Mr Jones. Les moments d’action sont plutôt bien filmés (jet du couteau en un plan, mort très brutale) dans des plans brefs. Wallace Beery est assez marrant en aubergiste libidineux.

WINGS (1927, DVD/Blu-ray zone 1)
Un de ces rares classiques où tout ce qui l’a rendu célèbre à l’époque, lui permettant de remporter le premier Oscar comme Meilleur film (sans être nommé à la réalisation) paraît tout aussi excitant, vivant aujourd’hui : toutes les scènes de guerre, y compris les plans sur les tranchées, l’infanterie et surtout les combats aériens bien sûr, qui n’ont guère été égalés. On comprend les différentes tactiques, les ruses, les pièges. On partage les angoisses, l’exaltation des pilotes sans que cela brouille le sens du film. Wellman (que l’on voit brièvement en soldat dans le dernier combat où il est tué en lançant que ces vautours sont assez bons) veut montrer simultanément l’excitation et l’horreur, le côté épique et la brutalité et sa conclusion est sans ambiguïté. Ce message anti-guerre est bien dans l’air du temps et s’accorde avec l’isolationnisme. Ces séquences étaient souvent bruitées par les exploitants de cinéma qui les projetaient. Notamment par les jeunes Jo et Samy Siritzky, futurs patrons de ParaFrance, dans le cinéma de leur père. Toute aussi mythique est l’irruption de Gary Cooper qui devient une star en quelques plans. Visuellement le film reste  splendide avec une impressionnante photo de Harry Perry. Il y a notamment une scène avec Richard Arlen et la charmante Jobyna Ralston dans un de ses rares rôles sans Harold Lloyd. En train de se balancer. La  caméra est attachée à la balançoire. On voit Roger arriver dans le lointain. La balançoire s’arrête et la jeune femme court vers le nouvel arrivant tandis que la caméra reste en gros plan sur Arlen. Il y a plusieurs moments aussi forts dans cette partie sentimentale qui a été décriée un peu injustement. La fin est tout à fait émouvante jusque dans la manière dont le survivant réalise que le bonheur était à portée de main. Et Clara Bow est excellente, vive et nuancée.

THE TRAIL OF ’98
Clarence Brown fut un cinéaste très important au temps du muet. Et talentueux. Il suffit de penser à THE GOOSE WOMAN, œuvre audacieuse, à THE FLESH AND THE DEVIL avec Greta Garbo. TRAIL OF ’98 est une évocation épique de la ruée de 1898 vers le Klondike pour y trouver de l’or qui inspira aussi Chaplin. Les scénaristes Benjamin Glazier et Waldemar Young choisissent  au début une structure chorale, avec de multiples  personnages, figures emblématiques du genre – de jeunes gens sans expérience, un chauffeur de locomotive, un couple de commerçants, un jeune garçon, des aventuriers divers, des escrocs –   qui, peu à peu, s’épure, se resserre autour de quelques destins. Ces personnages sont souvent ballotés, voire noyés, dans la  foule, ce qui nous vaut de nombreuses scènes avec des multitudes de figurants, à la fois étonnantes de réalisme (elles sont truffées de détails pittoresques) et spectaculaires : embarquements sur des bateaux archi-combles, camps de chercheur d’or, villes champignons en proie à l’agitation, à la folie, l’ascension de la terrible  Chilkoot Pass. Les intérieurs sont tout aussi soignés, du saloon rempli d’ivrognes et de joueurs aux décors misérables de cahutes, de cabanes où le héros abandonne sa fiancée, idée dramatique assez forte que son revirement ne parvient pas à combler.
Voilà une des œuvres – il n’y en a pas tant que cela – qui renvoie à l’univers de Jack London. On sent le froid dans ces plans de marche à travers la neige, la boue, l’eau glacée même si Brown doit parfois faire appel à des raccords en studio. Il y eut plusieurs morts durant le tournage, « le plus difficile, le plus exténuant de toute ma carrière » déclara le réalisateur. Il y a des plans stupéfiants lors de la descente des rapides du Yukon qui tourne un peu court. La violence, elle, est filmée avec une grande rapidité, une vraie sécheresse (le premier mort dans un saloon) ou traitée de manière elliptique, ce qui la renforce (la manière dont on apprend la mort du jeune garçon). Même le combat final, plus attendu, abonde en coups en traître et se conclut  brutalement par un des protagonistes qui se transforme en brasier humain. Principal bémol : la fadeur de Ralph Forbes et le jeu, souvent explicatif, outré, de Dolores Del Rio, actrice assez limitée. Je voudrais citer d’autres films de Brown, plaisants comme WIFE VS SECRETARY, inspiré, comme l’émouvant THE YEARLING ou les brillants POSSESSED ou A FREE SOUL, relativement audacieux comme INTRUDER IN THE DUST d’après Faulkner. Tous ces films existent en DVD en zone 1.

 

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Août
03
FILMS NOIRS ET POLICIERS

Wild Side dans ses Introuvables sort BORDERLINE (qui commence par un carton surprenant : « Milton H. Bren, le mari de Claire Trevor, et William Seiter présentent ») démarre comme un film noir classique : une policière du FBI doit infiltrer un gang de trafiquants de drogue. Mais dès le début, Seiter et son scénariste Devery Freeman (pourvoyeur de Red Skelton, d’Abbott et Costello, de Francis, Le  Mulet Qui Parle)  imposent un ton de comédie : Claire Trevor n’arrive pas à en placer une pendant que les flics parlent de son cas, elle tente de séduire Raymond Burr lors d’une chanson et d’une chorégraphie absurde (elle répète constamment la la la, en jetant les bras en l’air). La rencontre avec Fred MacMurray, gangster qui double Burr et s’enfuit avec elle et la drogue, vire au marivaudage, à la comédie de couple avec l’inévitable scène dans une chambre d’hôtel que les soi-disant jeunes mariés sont censés occuper. D’autant qu’on découvre que MacMurray est, lui aussi, policier et qu’en fait ils tentent de se piéger l’un l’autre. Les moments d’action sont ultra rapides, les morts n’ont pas l’air de compter (à une notation macabre près quand Trevor s’aperçoit qu’un dormeur est mort) et sont même objets de gags, l’enjeu du délit – la drogue – n’a aucune importance. Le ton est placide, le jeu des comédiens flegmatique et Seiter impose indéniablement une certaine rapidité, quasi invisible, sans jamais se mettre en avant. Cette légèreté ne génère pas beaucoup de tension dramatique. On se dit que le film aurait beaucoup gagné à être dialogué par William Bowers et joué par Robert Mitchum et Jane Greer.

J’ai trouvé SIDE STREET (LA RUE DE LA MORT) – sorti par Wild Side en même temps qu’INCIDENT DE FRONTIÈRE –  meilleur que dans mon souvenir. Avec des moments très aigus, très forts. Une réelle dureté de ton. Je me demande même si un ou deux moments de commentaire n’ont pas été rajoutés parce que le studio craignait que le personnage de Farley Granger ne soit pas assez sympathique. La mise en scène de Mann le dépouillait de tout romantisme (ce que l’on regrette stupidement par rapport au Ray : cela équivaut à reprocher à Hemingway d’être moins prolixe que Claudel), le mettait à nu dans sa fébrilité, bref décuplait l’écriture du scénario souvent astucieuse de Boehm. Tout ce que dit le commentaire est traité dans la mise en scène mais les mots tentent d’ajouter un quotient de sympathie.
Dans le dernier tiers il y a une ou deux péripéties mal centrées : la dérive vers le personnage de Jean Hagen, l’arrivée des flics à la fin.

WESTERNS

Revoir LE VENT DE LA PLAINE est un plaisir qui s’accroit à chaque vision. L’ampleur, le souffle du film, la largeur de sa vision, son humanisme me touchent chaque fois davantage. Et ce, malgré les coupes dont me parla Huston qui réduisirent le personnage de John Saxon, double de celui d’Audrey Hepburn, qui disparaît abruptement du film. Ce fort beau scénario de Ben Maddow (et Huston) est, selon Guérif qui donne de précieux renseignements dans les bonus, fidèle au livre d’Alan Le May, l’auteur du roman la PRISONNIÈRE DU DÉSERT dont Guérif signale la parution d’une nouvelle traduction, complète celle-là. L’exemplaire que j’ai avait paru dans une collection destinée à la jeunesse. Je n’ai jamais oublié les apparitions fantomatiques, dans le vent de sable, de cet officier prêcheur de haine qui sème la violence. Ni la confrontation entre les chants indiens et le piano de Lilian Gish. Je suis étonné que Huston ait dit qu’il détestait le film à cause de l’accident qui provoqua la fausse couche d’Audrey Hepburn. Il me parla longuement d’Audie Murphy qu’il aimait beaucoup, me cita des scènes et pas sur le ton de quelqu’un qui les renie.

RIVER LADY (LE BARRAGE DE BURLINGTON), encore un Sherman dont la première partie est vraiment agréable. La mise en scène qui combine souvent travellings et panoramiques pour accélérer le rythme est enjouée, plaisante. De grands mouvements ponctuent, soulignent, magnifient les entrées de champ (notamment la première apparition) d’Helena Carter, beaucoup plus mutine et vive que d’habitude. « Si vous continuez, je vais vous fesser » lui dit Rod Cameron en réponse à ses avances. « Je crois que j’aimerais bien cela » répond-elle. Les premiers plans du film, d’immenses arbres qu’on abat, témoignent d’une attention au paysage, à l’espace, qui fait le prix des meilleurs Sherman, même si par la suite, des transparences bancales gâchent le plaisir. On sent que le studio a voulu économiser le nombre de cachets en extérieurs pour les vedettes, surtout Rod Cameron condamné à lancer des ordres à une pelure de transparence. Le premier plan d’intérieur est encore plus réussi : Sherman nous montre une pièce archi-remplie de bûcherons qui s’entassent sur des lits, des chaises, des tabourets. Cela devient  les 70 frères de Barberousse avant l’arrivée de Jane Powell. Le dialogue de William Bowers donne de la vivacité aux scènes qui opposent Yvonne de Carlo, Rod Cameron et Dan Duryea : « je crois que je pourrais apprendre à détester votre copain si je m’y mettais vraiment », déclare ce dernier à Lloyd Gough. Malheureusement le dernier tiers est plus faible. Les personnages, surtout celui de Dan Duryea qui n’a plus rien à faire, ne progressent pas, les péripéties sont convenues et certains plans montrant la descente de la rivière sont répétés ad nauseam. La bagarre finale est plus prometteuse sur le papier et sa réalisation déçoit. On change presque de film.

Les principales qualités d’UNTAMED FRONTIER (PASSAGE INTERDIT) sont formelles, visuelles. Dès le premier plan, un panoramique le long de barbelés sur fond de ciel noir d’orage qui va cadrer un cavalier près d’une pancarte interdisant le passage (ce plan est repris, inversé, dans le cours du film). Dès les plans suivants, un panoramique de nuit dans une cour d’habitation suivi d’un très léger travelling avant qui s’enchaîne sur un gros plan d’un fouet sur une cheminée avec un travelling arrière qui recadre le propriétaire du domaine. Trois plans très composés. J’ai été frappé par la qualité de la photo de Charles Boyle (BATTLE AT APACHE PASS, TOMAHAWK)  avec ses dominantes, ses principes d’éclairages très contrastés qui renvoient davantage au film noir. Comme d’ailleurs certains cadres qui privilégient les contre-plongées dans les escaliers, les plongées comme celle très belle lors de l’entrée de Scott Brady et de Shelley Winters, qui viennent de se marier : elle accentue le malaise qui prévaut dans la scène. A plusieurs reprises, Fregonese compose des images qui témoignent des mêmes recherches que APACHE DRUMS : plan en courte focale opposant Shelley Winters et Scott Brady durant leur altercation, juxtaposition d’une robe noire et d’un mur gris ocre dans la salle à manger, gros plan sur Shelley Winters, toujours en robe noire avec une assiette violette à sa droite et du pain de maïs jaune à gauche, jeu avec des miroirs et des personnages dans le fond de la pièce, plan rapproché sur Lee Van Cleef et Scott Brady qui suggère des rapports troubles.
Le sujet d’ailleurs et ses premières implications (un avocat fourbe arrange un mariage pour que la femme ne puisse témoigner contre son mari) renvoient au film noir. Malheureusement le scénario très mal construit hésite entre les sujets, les effleure à peine et surtout les résout à la va-vite. Après une assez mauvaise scène de « stampede » (qui fait bâclée), les méchants sont liquidés  en deux coups de cuillère à pot sans l’aide des héros. Et puis Shelley Winters et Cotten manquent terriblement de charisme. C’est d’ailleurs inouï le nombre de westerns tournés par cette dernière et elle paraît souvent totalement déplacée (sauf dans WINCHESTER 73). La fin est vraiment décevante et soldée.

RED SUNDOWN (CRÉPUSCULE SANGLANT) est un western agréable malgré des extérieurs passe partout, une bourgade de studio (aux rues un tout petit peu plus animées que d’ordinaire) et une photo ultra classique de William Snyder. Le sujet (écrit par Martin Berkeley qui détient le record des dénonciations) laisse percer, comme dans les films de SF d’Arnold, des intentions pacifistes et morales : un tueur à gages essaie de se racheter. Rory Calhoun est plutôt pas mal (c’est un de ses meilleurs rôles), assez crédible. Les acteurs sont tous « typecasted » mais font leur boulot très efficacement (ils pourraient jouer ces personnages dans leur sommeil) : Robert Middleton en rancher tyrannique et menaçant (il a une peignée mémorable avec Calhoun, une des bonnes scènes du film), Dean Jagger en shérif intègre et, hélas, Martha Hyer, toujours fade en amoureuse languissante. La bonne surprise vient de Grant Williams qui trouve son premier rôle et deviendra un acteur fétiche d’Arnold : il joue un tueur doucereux, toujours ricanant, qui parle de manière mesurée et qui fait assez peur. Les séquences qui l’opposent à Calhoun sont vraiment réussies et font oublier le rebondissement hâtif de la première partie (la manière dont le héros échappe à une bande de tueurs qui ressort du serial). La fin est curieusement aussi abrupte qu’ouverte,  qui évite le mariage. C’est une production d’Albert Zugsmith.

Revu SHOTGUN ! (qui était sorti en France sous l’admirable titre de AMOUR, FLEUR SAUVAGE, peut-être parce qu’on voit deux ou trois fois, pas plus, des fleurs en avant-plan) et qui est un des seuls Lesley Selander visible avec PANHANDLE (écrit et joué par Blake Edwards) dans tous ceux que j’ai vu. Pourtant le début est catastrophique : découpage lamentable, décor de ville bâclé, cadrages plats. Le film s’améliore nettement quand on sort en extérieurs (tournés près de Sedona). Il  y a plein de petits détails marrants : la manière dont Sterling Hayden traite, rudoie Yvonne de Carlo ou, plus tard, lui demande du café sèchement. Elle s’insurge et l’engueule et lui redemande du café. Il y a un dialogue assez marrant avec un conducteur de diligence qui met un temps fou à se souvenir des choses. Dans la même scène, Sterling Hayden essaie de remplir sa gourde à un tonneau fixé sur la diligence mais le conducteur qui avait pourtant donné son accord, démarre le laissant interloqué. Zachary Scott joue un chasseur de primes cynique et les rapports qu’il a avec Hayden évoquent un peu les Boetticher. Le dialogue de toute cette partie (écrit par Rory Calhoun (!!!) et un scénariste qui écrivit la série TV où il joua puis, plus tard, SHALAKO) sont amusants : Zachary Scott qui fait ses comptes, le chef des hors la loi qui déclare, parlant de Robert Wilke à qui il vient de dire au revoir : « on peut être poli avec un homme qu’on va tuer ». Duel à la fin au Shotgun (plus prometteur qu’excitant) mais le traître n’est pas tué par le héros.
Et j’ai trouvé cela sur Lesley Selander, qui intrigue : “One standout that is seldom seen nowadays, however, is Return from the Sea (1954), a sentimental and lyrical story of a cynical, embittered merchant seaman and the equally disillusioned waitress he meets in a dingy diner in the waterfront section of town. It’s a surprisingly sensitive work for a man who spent his career making tough, macho shoot-’em-ups, and even more of a surprise are the outstanding performances by an unlikely cast : tough-guy Neville Brand as the sailor, perennial gun moll Jan Sterling as the waitress, and a terrific job by veteran heavy John Doucette as a garrulous, happy-go-lucky cab driver determined to bring the two together. With this little jewel Selander proved he was capable of much more than cattle stampedes, Indian attacks and gangster shootouts, but unfortunately he never made another one like it.”

Vous connaissez ?

JOE DAKOTA reste toujours un ovni. Ce démarquage d’UN HOMME EST PASSÉ (qui prend le contrepied de toutes les options, formelles ou dramatiques, de Sturges), transformé en parabole christique, possède toujours autant de charme. Aucun coup de feu mais un ton nonchalant, décontracté, à l’image de la démarche de Jock Mahoney lequel se cogne à une enseigne, prend un bain dans l’abreuvoir public. Michael Rawls signalait justement la pancarte SADDLES qui ponctue l’arrivé et Luana Patten. Francis McDonald qui joue le vrai Joe Dakota dans un flash back épuré, fut une star du muet, chez de Mille.

N’oublions pas les serials dont Bach films s’est fait une spécialité, notamment le brillant et réjouissant ZORRO’S FIGHTING LEGION (ZORRO ET SES LÉ GIONNAIRES) avec ses célèbres travellings (je conseille à tous ceux qui ne veulent pas voir tous les épisodes, avec les résumés et les résolutions souvent tirées par les cheveux de regarder la version film, en vf, qui était sortie en salle) et THE CRIMSON GHOST où l’on retrouve dans les bagarres, le choix des extérieurs, le découpage, le talent de nos deux duettistes. Entre autres.

 

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Juil
02

Parmi les films français qui vont sortir prochainement, je voudrais signaler le coffret Maurice Tourneur que va sortir PATHÉ, qui répare une grande injustice. Comme j’ai dirigé et participé aux bonus, je ne vais pas m’étendre pour ne pas faire de l’auto-promotion. Mais je tiens à dire qu’un film comme AU NOM DE LA LOI a été une révélation, une œuvre originale, quasi unique parmi les films policiers français des années 30 de par ses recherches réalistes (décors, accessoires, figuration, importance des extérieurs réels) et formelles : photo et cadre magnifiques, ton dépouillé, interprétation sobre, contenue avec une révélation, Marcelle Chantal utilisée à contre-emploi. Autre surprise, les très savoureuses et originales GAITÉS DE L’ESCADRON avec de nombreuses scènes coloriées au pochoir. Des couleurs délicieuses qui s’accordent avec le regard bienveillant, revenu de tout du capitaine Hurluret que joue délicieusement Raimu et dans lequel on peut voir un double de Maurice Tourneur. Fernandel est tout à fait remarquable dans un personnage ultra-courtelinien et on se délecte durant toutes les scènes où l’administration militaire tente vainement de retrouver un boucher, nouveau conscrit, bonhomme, souriant, logique avec lui même, qui part systématiquement mais sans s’en rendre compte, des endroits où on le cherche.

 

ACCUSÉE LEVEZ-VOUS son premier film parlant est plus inégal. Tourneur ne maitrise pas encore totalement le nouveau procédé et Gaby Morlay surjoue (défaut rare chez Tourneur qui a tendance à gommer). On verra aussi le merveilleux JUSTIN DE MARSEILLE que je découvris grâce à Patrick Brion, défenseur obstiné de Tourneur. Sans oublier un moyen métrage au sujet intéressant, L’OBSESSION où l’on retrouve Charles Vanel, magnifique de justesse dans un personnage abject comme il l’est dans au NOM DE LA LOI et même dans ACCUSÉE. Tous ces films ont été restaurés au mieux.

 

J’espère que la sortie des ces films donnera aux familiers de ce blog l’envie d’aller en zone 1 découvrir chez KINO, LORNA DOONE mélodrame historique que l’on dit somptueux visuellement, THE BLUE BIRD et ailleurs THE LAST OF THE MOHICANS.

 VICTORY d’après Joseph Conrad est aussi en France chez Bach Films dans un coffret Lon Chaney et aussi en DVD seul.
Et on trouve des Tourneur des années 40 chez  Gaumont, notamment LE VAL D’ENFER que je ne connais pas et CÉCILE EST MORTE dont j’évoquais le tournage dans LAISSEZ PASSER. Gaumont qui a sorti un magnifique transfert de LA MAIN DU DIABLE dont j’ai aussi reconstitué le tournage, grand film fantastique écrit par Jean-Paul Le Chanois avec une ébouriffante séquence d’ouverture. En attendant le merveilleux, le décapant AVEC LE SOURIRE, brillant scénario de Louis Verneuil.

   

L’AMOUR D’UNE FEMME (Gaumont, collection rouge) s’ouvre sur une magnifique pièce musicale composée par, excusez du peu, Henri Dutilleux, le plus grand musicien français contemporain. Et pourtant la musique du film reste discrète, économique (supervisée par cet autre musicien qu’était Grémillon), surgissant à la fin, lors des derniers plans, qu’elle magnifie. Elle est à l’image de l’interprétation sobre, retenue de Micheline Presle.
Le film, très en avance sur son temps, pointe un certain nombre de sujets qui deviendront primordiaux ces dernières années : la désertification des campagnes (ici une île bretonne), l’absence de médecins pour soigner ceux qui restent, la place des femmes dans le monde du travail (sur la fin ce thème pèse un peu trop sur les sentiments des personnages et les rigidifie). Impressionnant aussi ce goût qu’a Grémillon pour les personnages à la fois exemplaires et modestes, de REMORQUES au CIEL en passant par ce film. Il est difficile d’oublier Gaby Morlay, inoubliable en institutrice qui s’approche de la mort, aussi moderne ici qu’elle est extérieure dans ACCUSÉE. Et comme le dit Paul Vecchiali qui sait chanter les qualités de Grémillon, dans son ENCINÉCLOPÉDIE : « La mise en scène est d’un telle justesse, d’une telle élégance, allant jusqu’au-delà du réel sans le sacrifier »… et avant «  comment ne pas aimer à la folie, un film aussi pur, aussi propre sur la Nature,  sur les sentiments, sur le hiatus qui ne manque jamais d’exister entre le désir de servir (un peu dérisoire) et le désir tout court (un peu envahissant) ».

On retombe avec LE DÉFROQUÉ, pire que ce que j’imaginais, surtout dans la seconde partie (la première, dans le camp de prisonnier, reste relativement originale et intéressante). Ce qui frappe surtout, c’est l’intransigeante intolérance du propos. Et son masochisme sacrificiel. Il n’est pas question de laisser un ancien prêtre hors de l’Eglise, il faut le ramener au bercail quitte à y laisser sa peau. Pourtant ce défroqué qu’incarne avec un maximum de cabotinage un Pierre Fresnay détestable (dont j’avais redécouvert le jeu épuré dans de nombreux films du CORBEAU à LA FILLE DU DIABLE, du GRAND BALCON à l’ASSASSIN HABITE AU 21) apparaît comme un adversaire peu redoutable : ce qu’il reproche à l’Eglise paraît vraiment timide quand on songe aux écrit de Renan, de Voltaire, Michelet, Hugo sans aller jusqu’à Léo Taxil. Les auteurs s’arrangent d’ailleurs pour arriver chaque fois au début ou à la fin de ses conférences. Et l’affrontement reste terriblement abstrait. Par honnêteté, je dois dire que Paul Vecchiali est d’un avis diamétralement opposé et qu’il juge que le film « suit une trajectoire blasphématoire en jouant sur les deux tableaux, regard du Christ, regard de Judas ». Là où je sens une intolérance biaisée, digne des mollahs, il voit « une cruauté qui fait froid dans le dos », un film « d’une beauté insoutenable, un film qui atteint la grandeur par l’horreur. L’EXORCISTE est une galéjade à côté ».

Encore chez Gaumont, PIÈGES est un des très bons Siodmak français. Avec, je ne cesserai de le répéter, MOLLENARD qui enthousiasma Dave Kehr : il loue « les contributions étonnantes de Franz Planer et de Tauner, lesquelles magnifient le style de Siodmak ; les sidérants changements de ton ; l’interprétation d’Harry Baur qui ne se teinte de pathos que vers la fin ».
PIÈGES est plus léger mais non moins talentueux. La trame policière quelque peu désinvolte permet d’aligner toute une galerie de suspects, de sketches qui imposent, là aussi (on peut y voir une constante et non une contrainte comme le prouvent ses films UFA) de brusques variations dans le ton. On passe du drame grinçant à des scènes de comédies, de moments réalistes, quasi documentaires à des séquences étranges, voire angoissantes. J’ai été surtout marqué par le foisonnement des décors (souvent sombres, nocturnes), des costumes, inventifs et brillants, des silhouettes marquantes, des personnages secondaires : Grec mielleux, majordome coincé et fétichiste, couturier exalté auquel Stroheim donne une force viscérale. Dans le très bon livre d’Hervé Dumont sur Siodmak (lisez tous les livres de Dumont), on apprend que c’est le cinéaste qui trouva et imposa Marie Dea, choix judicieux. Elle est vive, moderne et amène une couleur mutine, ironique qui casse ce que le personnage peut avoir de conventionnel. Maurice Chevalier dans son premier rôle dramatique est tout à fait convainquant et au passage (au mépris de tout réalisme), interprète très bien deux chansons célèbres : « Elle pleurait comme une Madeleine » et « Mon amour ». La mise en scène est souvent brillante et dans les 5 dernières minutes, comme le note Dumont, nous prouve l’invention, le savoir faire de l’auteur des TUEURS et POUR TOI J’AI TUÉ.
Fait curieux, ce film fit l’objet d’un remake, réalisé par un autre cinéaste allemand exilé, cette fois aux USA, Douglas Sirk que j’évoquais dans la chronique 9 : LURED (1947 – DES FILLES DISPARAISSENT), excellent remake de PIÈGES (1939, que tourna en France Robert Siodmak), d’une grande invention visuelle (la copie est très bonne) avec son tueur qui cite Baudelaire (« cet homme est un malade » dit le chef de police »). Le film est disponible chez KINO, sans sous-titres.

René Château vient de sortir en DVD MENACES d’Edmond T. Gréville, un de ses films les plus personnels où l’on retrouve Stroheim que Gréville vénérait. Il joue le rôle d’un savant dont le visage est divisé en deux par un masque, tel Janus. La partie normale représente la Paix, la cachée, la Guerre avec toute son horreur. L’action se passe pendant les 5 jours qui précèdent Munich et MENACES est le seul film qui fasse vraiment allusion à l’imminence de la guerre, au nazisme (les discours d’Hitler étaient contemporains du tournage comme le raconte Gréville dans ses Mémoires, 35 ANS DANS LA JUNGLE DU CINÉMA). Sans parler de la xénophobie.
Parmi les autres sorties chez René Château, signalons le talentueux 7 HOMMES… UNE FEMME d’Yves Mirande que défendit Henri Jeanson et dans lequel certains trouvèrent des scènes qui annoncent certains moments de LA RÈGLE DU JEU.

 

Revoir LES AVENTURES D’ARSÈNE LUPIN de Jacques Becker, en Blu-ray, est une expérience visuelle délicieuse. Chaque plan est un miracle de goût, de raffinement, d’élégance. La décoration de ce film est un chef d’œuvre. La couleur des décors, des meubles, des murs rime, s’accorde, répond à celle des costumes, des accessoires drolatiques et pittoresques viennent égayer le récit. Ce film est l’une des exceptions qui bat en brèche certaines de mes assertions concernant la mauvaise utilisation de la couleur par le cinéma français dans les années 50. On est à des lieues au dessus du ROUGE ET LE NOIR, de la JUMENT VERTE, des CAROLINE CHÉRIE et autres LUCRÈCE BORGIA. Et la mise en scène de Becker joue avec cette élégance surtout dans la première partie qui contient deux ou trois scènes vraiment réussies (dont la dénonciation avortée de Lupin dans une boutique du Palais Royal par la merveilleuse Huguette Hue, actrice trop rare, qui abandonna le métier). Mais le scénario manque de ressort, de vrais rebondissements dans le dernier tiers. Les adversaires sont un peu faibles et le personnage de Liselotte Pulver, prometteur au début, tourne court et nous laisse sur notre faim. Le meilleur du film est peut-être dans un ou deux plans mélancoliques. Tout compte fait le scénario de Rappeneau pour SIGNÉ ARSÈNE LUPIN est plus enlevé.

 

Signalons aussi la sortie de deux films de Louis Malle, AU REVOIR LES ENFANTS et le plus rare (et que je n’ai jamais revu) ZAZIE DANS LE MÉTRO. Ainsi que de l’impressionnant LIBERA ME d’Alain Cavalier et que de AGNÈS DE CI DE LÀ VARDA d’Agnès Varda, toujours sur la brèche et qui continue à nous épater.
Et le film étrange de Pawel Pawlikowski, auteur talentueux et doué, LA FEMME DU Ve qui commence comme un film psychologique puis peu à peu bifurque vers l’insolite (cet étrange hôtel avec sa barmaid polonaise, ces personnages mystérieux qui viennent demander Monsieur Monde), puis, comme dans des contes d’Hoffmann, vers le fantastique, le surnaturel. Ethan Hawke que j’avais beaucoup aimé dans BEFORE SUNSET est excellent.

J’ai aimé revoir PRÉSUMÉ COUPABLE, dénonciation salubre, vibrante du Fukushima judiciaire qu’a été le procès d’Outreau. Certains avaient accueilli avec des pincettes et des ricanements (sociologie, numéro d’acteur) ce film fort, tranchant, nécessaire qui affronte la réalité en face. Qui évoque le scandale d’une justice asservie à l’opinion, au corporatisme, protégeant un magistrat dont la conduite fut scandaleuse. La manière dont il couvre, oublie, omet les incohérences de Myriam Badaoui (quelqu’un qui ne tique pas devant : « ah je ne savais pas qu’il fallait donner les vraies dates », lancé par cette dernières, est soit un incapable, soit un salaud), dont il reste accroché à une certitude sans preuves et que tout dément et surtout cette bonne conscience technocratique, tout cela est admirablement rendu. Et joué par Raphaël Ferret, extraordinaire Burgaud (j’ai rarement autant haï un personnage) et Farida Ouchani. Je voudrais saluer le sens de la distribution dont fait preuve ici Vincent Garenq et aussi de la mise en scène (la première descente de police). Et il y a évidemment Philippe Torreton que j’ai trouvé magnifique. Un travail d’acteur qui est aussi une prise de position sociale et politique.
Je me dois aussi de signaler UNE VIE MEILLEURE de Cédric Kahn que j’avais beaucoup aimé et LA MER À L’AUBE, beau film, sobre et déchirant , de Volker Schlöndorff.

 

Dans la catégorie « super nanar », sort un coffret consacré aux CALLAGHAN tournés par Willy Rozier. J’attends avec impatience vos commentaires devant ces films français de série désolants où Tony Wright essayait de concurrencer Constantine. J’attends toujours de Rozier (qui tourna dans la banlieue de Nice les raccords d’un film se passant dans le Grand Nord, UN HOMME SE PENCHE SUR SON PASSÉ), SOLITA DE CORDOUE et L’AVENTURIÈRE DU TCHAD coté 4 bis par la Centrale catholique.

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